Après le dépôt d’un projet de loi qui vise à mieux protéger le patrimoine bâti sur l’ensemble du territoire, les communes comme les promoteurs immobiliers se disent prêts à jouer le jeu. Mais le manque de logements dans le pays continue à s’inviter dans le débat. Tour d’horizon.
De l’avis général, il est temps que les choses changent. L’actuelle législation sur le patrimoine entraîne trop de destruction de bâtiments dignes de protection pour les uns, trop d’incertitudes juridiques, de temps et d’argent perdu pour les autres. Au final, tout le monde y perd. Aussi peut-on dire que le projet de réforme de la loi sur le patrimoine, déposé le 30 août 2019 à la Chambre des députés par la ministre de la Culture, était attendu par les différentes parties prenantes sur cette question, y compris ceux qui sont souvent pointés du doigt en matière de destruction de patrimoine bâti.
«Il est tout à fait clair qu’il faut protéger le patrimoine. Mais ce n’est pas à nous de déterminer ce qui est à conserver ou pas. Notre responsabilité est de respecter la loi», observe le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren, qui représente les professionnels de l’immobilier. Quand on le questionne sur certaines façades qui tombent ou sont défigurées, il rappelle que la destruction de patrimoine protégé est pénalement répréhensible: «C’est un risque que les promoteurs sérieux ne prennent pas», affirme-t-il.
A Weiswampach, tout est détruit. À Wincrange, on garde tout.“Pol Ewen, président de l’asbl «Mouvement Patrimonial»,
Pour Jean-Paul Scheuren, l’urgence est de «clarifier les choses pour éviter les interventions à la hussarde du Service des Sites et Monuments» qui stoppe parfois des projets ayant obtenu le feu vert des communes. Pour les professionnels, «toute suspension de travaux qui vient après l’autorisation de bâtir, c’est très douloureux», dit-il. Il reconnaît que «la loi actuelle est faible», ce qui permet des recours devant les tribunaux. Mais le temps perdu dans l’attente d’un jugement coûte cher au maître d’ouvrage.

Pour lui, le changement de paradigme de la loi va dans le bon sens. Si elle est votée, on passera d’une gestion de crise à une politique préventive. L’État pourra classer par règlement grand-ducal des bâtiments mais aussi des «secteurs protégés d’intérêt national» dans les communes. Ces secteurs pourront être identifiés grâce à la réalisation d’un inventaire scientifique de tout le patrimoine bâti du pays, selon une liste de critères qui fait autorité.
Un problème de compétences
Du côté des communes aussi, la tonalité est plutôt positive même si le Syndicat des villes et communes (Syvicol) n’a pas encore pris officiellement position sur la question. Le président du syndicat, Emile Eicher, estime à titre personnel «fondamental de trouver un système analytique qui soit le même dans tout le pays pour déterminer si un bâtiment doit être protégé ou pas. Peut-être que les grandes communes ont les compétences pour faire cela. En tous cas les petites communes ne l’ont pas», dit celui qui est aussi le bourgmestre de Clervaux.
Ce constat souligne l’urgence de la réforme. À ce jour, la loi sur les „Plans d’aménagement général“ (PAG) prévoit que ce sont les communes qui sont responsables de faire un «repérage» de leur patrimoine bâti afin de le protéger au niveau local. Cela se fait en principe avec la collaboration du Service des Sites et Monuments. Mais rien n’oblige une commune à suivre ses recommandations. Sur les 15.336 biens repérés dans 42 communes au 30 septembre 2019, seuls 12.071 sont protégés localement par les PAG.
Chaque bourgmestre est omnipotent. Cela pose un problème de cohérence nationale.“ Pol Ewen, président de l’asbl «Mouvement Patrimonial»
Emile Eicher indique que lui-même n’était pas d’accord avec la liste des bâtiments repérés à Clervaux, liste qui regroupe 18 localités. «La façon de faire n’était pas la même selon les communes. Parfois, c’était juste une question de savoir si ça plaît ou si ça ne plaît pas aux uns ou aux autres. Il n’y a rien de scientifique là-dedans!»
Le PAG de Clervaux a été voté en conseil communal en juin 2019. Il est en attente de validation par le ministère de l’Intérieur. À ce jour, seule la commune de Mamer a vu son premier dossier de nouveau PAG refusé par le ministère de l’Intérieur pour un motif relatif au patrimoine bâti. Aucun bâtiment n’avait été protégé. Pétange, qui ne protège que 181 des 1.131 objets repérés, a réussi à échapper au couperet.
L’autonomie communale pointée du doigt
L’autonomie communale: voilà ce qui ne passe toujours pas pour le président de l’asbl «Mouvement Patrimonial», Pol Ewen. Il se réjouit des changements annoncés dans le projet de loi au niveau de l’inventaire scientifique et des «secteurs protégés d’intérêt national». Mais il aurait fallu aller plus loin: «Chaque bourgmestre est omnipotent. Cela pose un problème de cohérence nationale. A Weiswampach, tout est détruit. À Wincrange, on garde tout». L’activiste estime que «la protection du patrimoine est un enjeu comparable à la protection de la nature, la sécurité ou l’éducation, autant de domaines régis par l’État». Il milite pour en faire autant pour le patrimoine bâti.
Rénover d’anciens bâtiments suivant les critères énergétiques actuels, cela coûte un argent fou. C’est de la folie!“Claudine Speltz de la Chambre immobilière
Du côté du „Luxembourg Center for Architecture“ (Luca), la directrice Andrea Rumpf considère que le projet de réforme apportera cette cohérence au niveau national. Les nouvelles dispositions sur l’inventaire vont permettre d’avoir «une vue d’ensemble sur le patrimoine de tout le territoire», dit-elle. Il sera possible de comparer ce que l’on a à différents endroits et d’offrir une protection nationale aux ensembles bâtis remarquables. Tout protéger ne fait pas forcément sens à ses yeux.
La pression du besoin en logements
Ce point est d’autant plus sensible que, parallèlement, se pose la question du manque de logements. Faut-il densifier les zones déjà urbanisées ou élargir le périmètre bâti? L’exemple de Differdange, qui a décidé de geler les destructions de maisons unifamiliales dans un périmètre central de la ville, est diversement apprécié. Le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren, connaît bien le dossier puisqu’il est lui-même originaire de cette commune. «Les gens ont trouvé ça bien. Moi je l’aurais fait autrement. Il me semble plus intéressant d’utiliser le périmètre construit que de l’étendre. Je ne dis pas qu’il faut remplacer chaque maison par un immeuble. Mais si une maison est vétuste, alors cela peut faire sens», dit-il en bottant en touche: «de toutes façons, ce n’est pas le promoteur qui décide ce qui est constructible ou non. Ce sont les pouvoirs publics».

A ce jour, la tendance va clairement dans ce sens d’une «consommation» de nouveaux terrains, comme le montre une étude du Liser (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) pour la période 2010-2016. Deux-tiers des nouveaux logements sont construits sur des terrains jusqu’alors inoccupés, et un tiers sont des reconstructions. L’étude ne s’est pas penchée sur la qualité architecturale des maisons détruites.
La problématique énergétique
Se pose aussi la question du coût de la rénovation du patrimoine et de sa mise aux normes énergétiques pour qu’il puisse être utilisé. «Rénover d’anciens bâtiments suivant les critères énergétiques actuels, cela coûte un argent fou. C’est de la folie!», estime Claudine Speltz, membre du comité de la Chambre immobilière qui se demande si certains ne versent pas trop dans le «passéisme».
Pour elle, la priorité se trouve au niveau du logement. «Tout le monde a le droit à un toit sur la tête», dit celle qui est également très engagée sur les questions de la précarité et trouve qu’«il vaudrait mieux que l’État investisse dans l’habitat à loyer modéré plutôt que de soutenir à grand frais la rénovation de patrimoine». Elle donne en exemple le Cloître Saint-François sur la corniche de la vieille ville à Luxembourg, classé monument national et transformé en appartements de luxe vendus à 20.000 euros le mètre carré. «Qui peut se payer cela?», lance-t-elle.
Arbitrage politique
La ministre de la Culture, Sam Tanson, estime pour sa part que préservation du patrimoine et loyers à coûts modérés ne sont pas incompatibles. Elle cite en exemple le projet de rénovation de l’ancien couvent dit «château» d’Eisenborn près de Junglinster, classé monument national en 2009 et acquis par le Fonds du Logement qui souhaite en faire 14 appartements.
L’étude de faisabilité est achevée mais le projet, réalisé en partenariat avec le Service des Sites et Monuments, est loin d’être bouclé. Il n’a pas encore d’autorisation de bâtir et ne figure pas sur le site internet du Fonds du Logement. Après le départ de Sam Tanson des commandes du ministère du Logement se pose la question de savoir si Henri Kox, qui a pris sa suite le 11 octobre dernier, soutiendra financièrement cette nouvelle orientation pour le Fonds du Logement.
D’autres articles sur la thématique


