«I am a feminist». La pop star planétaire Beyoncé n’est pas la seule à le clamer. Le féminisme, que l’on croyait mort ou marginalisé, connaît un nouveau souffle un peu partout dans le monde. Au Luxembourg aussi les choses bougent et les jeunes montent au front. Durablement? Analyse d’un phénomène et de ses principales protagonistes.

«Al wäiss Männer? Brauch kee Mënsch» affirmait une banderole déployée devant la Chambre des députés le 8 mars 2018, en marge de la Journée internationale des femmes. Elle était brandie par six jeunes: trois garçons et trois filles, tous membres du collectif Richtung 22. Sans doute faut-il y voir un hasard du calendrier: 11 jours après l’intervention des jeunes activistes, Paul-Henri Meyers annonçait sa décision de se retirer de la liste CSV du centre pour les prochaines élections législatives. A l’âge de 80 ans.

Gabrielle Taillefert est l’une des membres de Richtung 22. Cette étudiante de 22 ans, inscrite en double Bachelor à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et à la Freie Universität Berlin, assume pleinement cette action. «La classe dirigeante, politique aussi bien qu’économique, est composée dans une très large majorité d’hommes, vieux, blancs et hétérosexuels. Ce n’est pas normal. Les électeurs sont choqués de lire que l’on n’a pas besoin de ces personnes là. Ils devraient plutôt se demander s’ils ont vraiment le choix».

Le féminisme fait partie de notre ADN.Gabrielle Taillefert, membre de „Richtung 22“

Richtung 22, c’est la version coup de poing du féminisme chez les jeunes au Luxembourg au 21e siècle. Le collectif manie la provocation et l’ironie, pas le cynisme ni l’outrance. Ici, on n’est pas chez les Femen.  Leur activisme flirte avec les Jonk Lenk, l’UNEL et l’OGBL-jeunes mais a choisi pour arme la culture. Cela passe par des films, des pièces de théâtre, des émissions de radio ou des campagnes d’opinion comme celle lancée contre le site RTL.lu en 2016 sur le thème «Let’s turn this Pin up site down».

Ils ont aussi été parmi les premiers à appeler à la libération de la parole au Luxembourg sur la question des violences sexuelles à l’automne 2017, après  l’affaire Weinstein. «Nous nous engageons sur des questions économiques et sociales. De ce fait, on ne peut pas ignorer le problème des droits des femmes», observe Gabrielle Taillefert, «cela fait partie de l’ADN du collectif sans que la question se pose en tant que telle». Une quarantaine de membres lycéens, étudiants, jeunes actifs, gravitent dans cette galaxie qui affiche sa mixité et son souci de la parité.

Un féminisme décomplexé

Dans leur sillage et dopés par la déferlante #MeToo, d’autres jeunes collectifs féministes sont apparus plus récemment. A quelques rues de la banderole de Richtung 22, le même 8 mars dernier, une poignée de jeunes filles avait dressé un stand Place d’Armes à Luxembourg. Elles avaient répondu à l’appel de la plate-forme «Journée internationale des femmes» (JIF) qui réunit bon nombre d’associations féministes du pays. Au milieu des «usual suspects» toujours actives depuis les années 70-80 et des passants qui participaient aux «Chantiers de l’égalité», elles faisaient singulièrement baisser la moyenne d’âge.

Manifestation de Richtung 22 le 8 mars 2018. (Photo : Richtung 22)

Lou Reckinger était au rendez-vous. Cette étudiante en deuxième année à l’école des Hautes Etudes Commerciales de Lausanne est la porte-parole des VJF, ou «Voix de Jeunes Femmes». Le collectif s’est constitué en 2017 après un appel à mobilisation du Conseil national des Femmes du Luxembourg (CNFL), inquiet de ne pas voir la relève arriver. Une centaine de sympathisantes y ont répondu, parmi lesquelles une vingtaine sont vraiment actives.

Derrière son allure de première de la classe, longs cheveux lisses et lunettes trendy, Lou Reckinger masque une détermination sans faille. «Oui je suis féministe. C’est un engagement qui remonte à plusieurs années et qui s’est renforcé avec le temps». Place d’Armes, avec ses camarades, elle invitait les passants à répondre à la question: «I am a feminist, because… ». La campagne était aussi présente sur Facebook où les photos des participants ont été postées. Face caméra, chacun exprime sur une affichette les causes qui lui tiennent à cœur: l’égalité salariale, la lutte contre les violences faites aux femmes, le droit de jouer au foot ou de boxer sans être pointé du doigt, de choisir une profession sans pression sociale…

La génération 2.0

En 1992, faute de nouvelles combattantes, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) a passé le relai de l’action militante au Centre d’information et de documentation des femmes Thers Bodé, devenu entre temps Cid Fraen an Gender. Ce changement de mode opérationnel a été analysé par certains comme le marqueur du déclin du féminisme au Luxembourg, à une époque où une troisième vague débutait aux Etats-Unis dans la lignée du mouvement underground punk des Riot grrrl  – après la première vague féministe de la fin du 19ème siècle aux années 1920 et la seconde vague dans les années 1960-1970.

On retrouve chez Richtung 22 un mode d’action et des thèmes de mobilisation qui ne sont pas sans cousinage avec les Riot grrrl. L’art est un instrument pour agiter les consciences sur des problématiques comme le sexisme, l’homophobie, le racisme, la domination mâle et blanche sur la société.

Mais le collectif luxembourgeois, comme les différentes initiatives qui émergent actuellement, s’inscrit aussi dans ce que l’écrivaine anglaise Prudence Chamberlain identifie comme «La quatrième vague féministe», au carrefour de l’individu, du politique et de l’émotionnel. C’est le féminisme 2.0, celui des nouvelles technologies. A l’heure de la société de l’information, les réseaux sociaux sont la nouvelle arme de mobilisation massive qui fédère les individualités. Surtout, ils permettent de connecter le Luxembourg avec des causes qui se discutent à l’échelle mondiale.

Nous sommes beaucoup plus exposés à l’information venue du monde entier. Cela crée un sentiment de responsabilité.Clémentine Rixhon, membre de Young Zonta

A travers des figures du pop féminisme comme Beyoncé, Miley Cirus ou Emma Watson, Facebook ou instagram ont considérablement élargi le spectre de la population sensible aux causes féministes. Mais «Twitter est le réseau du féminisme», estime l’activiste et présidente du Planning familial Ainhoa Achutegui. La jeune Britannique Laurie Penny (30 ans), qui était venue en novembre dernier à Neimënster présenter son livre «Bitch doctrine» devant une salle comble, est suivie sur Twitter par 174.000 abonnés. L’Américaine Laci Green (22 ans) affiche sur ce même réseau 291.000 followers tandis que côté allemand, c’est Margarete Stokowski (30 ans) qui donne le ton avec 35.100 inscrits sur son compte.

Le groupe «Voix de Jeunes Femmes» interpelle les passants le 8 mars : «I am a feminist because… ». (Photo : Matic Zorman)

Clémentine Rixhon, élève en première G au Lycée Aline Mayrisch et fondatrice du groupe mixte Young Zonta qui se mobilise dans les lycées pour l’égalité des genres et les droits humains, estime que sa génération est plus ouverte au monde que les précédentes: «Nous sommes beaucoup plus exposés à l’information venue du monde entier. Cela crée un sentiment de responsabilité, en particulier sur des causes comme le féminisme, l’environnement».

De fait, le hashtag #MeToo qui s’est répandu de manière virale à travers la planète à partir d’octobre 2017, a fait des émules au Luxembourg. Une jeune actrice et une jeune réalisatrice ont créé sur Facebook un groupe fermé intitulé  #Echoch. Il compte aujourd’hui 261 membres qui continuent à partager et commenter des informations sur la lutte contre les violences sexistes.

Les Voix de Jeunes Femmes ont relayé ces derniers mois des campagnes internationales autour de la taxe tampon pour réduire la TVA, ou «I run like a girl» qui lutte contre les stéréotypes hommes/femmes. La «Orange Week», instituée par les Nations Unies contre les violences faites aux femmes, a connu en novembre 2017 pour la première fois une édition luxembourgeoise. Une «Marche Orange» a réuni entre 200 et 300 personnes à Luxembourg-ville, au premier rang desquelles le groupe Young Zonta.

Emancipation

Il est difficile d’évaluer l’impact réel de cette nouvelle vague dans le pays. Richtung 22 affiche 2.100 followers. La page Facebook des Voix de jeunes femmes touche de son côté 572 personnes. Celle du groupe Young Zonta est suivie par 234 personnes. Ce n’est pas la déferlante, d’autant que l’on retrouve les mêmes sympathisants sur différents canaux.

«Comparé à d’autres pays, la mobilisation est un peu faible au Luxembourg», observe Enrica Pianaro, 33 ans, titulaire d’un master «Genre et politique sociale» et qui travaille comme sociologue au Cigale (Centre d’information gay et lesbien). Un constat partagé par Gabrielle Taillefert: «à Berlin le féminisme est beaucoup plus accepté, revendiqué et radical que ce que j’ai vu en France ou au Luxembourg».

Les jeunes sont conscients du risque de l’entre-soi qui a fini par démotiver certaines de leurs aînées. «Lorsque je parle de mes engagements féministes, les réactions autour de moi sont positives. Mais bon, j’ai conscience que je suis un peu dans une bulle de sympathisants…», lâche Lou Reckinger.

Pour la première fois, une «Orange Week» a été organisée en novembre 2017 dans le pays. (Photo: Sandra Santioni)

Un consensus se dégage toutefois pour dire qu’il y a un «avant» et un «après» #MeToo. « Pour moi, ce n’est pas un tournant mais un déclic. C’est le commencement d’un chemin qui a enfin libéré la parole. J’ai beaucoup d’espoir dans ce mouvement», confie Gabrielle Taillefert.

Cet espoir est partagé par Berthe Lutgen, cofondatrice en 1972 du Mouvement de Libération des Femmes du Luxembourg. A 82 ans, l’artiste expose actuellement dans le cloître de  Neimënster son projet «La Marche des femmes», une recherche picturale et documentaire sur la lutte des femmes pour conquérir un statut égal à celui des hommes, au Luxembourg et dans le monde. La peintre s’est, elle aussi, convertie au féminisme 2.0. «Il est faux de dire que les jeunes femmes ne s’engagent plus. Elles le font. Je le vois sur les réseaux sociaux où elles ne se contentent pas de poster des photos de leurs chiens ou de leurs dernières vacances».

Pour sa part, si elle n’intervient plus directement dans le débat public, elle continue à s’engager à travers son art. Comme cette toile, datée de 2015 et intitulée «The Deciders». Elle représente 25 responsables de grandes entreprises du pays: deux femmes et 23 hommes blancs et âgés de plus de cinquante ans. Un tableau qui fait singulièrement écho à la dernière intervention de Richtung 22.

Les outils, les approches ont changé.Christa Brömmel, Cid Fraen an Gender

Le passage de relai est-il en bonne voie? Signe des temps, la responsable des questions politiques au Cid Fraen an Gender, Christa Brömmel, vient de quitter l’association et sera candidate sur la liste Déi Greng du centre pour les prochaines législatives. Une autre manière de continuer son engagement. Elle s’interroge sur la survie du Cid Fraen an Gender: «Il n’est pas sûr qu’il survive tel quel. Les outils, les approches ont évolué». Un constat qui rejoint celui d’Enrica  Pianaro: «C’est une bonne chose que les gens changent si l’on veut apporter de nouvelles idées». Et de conclure: « Il faut laisser la place aux jeunes et ne pas leur dicter ce qu’ils doivent faire. C’est ainsi que je conçois l’émancipation».