L’affaire Lutgen a été un catalyseur des ressentiments entre les avocats et la magistrature et des clivages entre les juges eux-mêmes. Elle pose aussi la question du contrôle des magistrats et de leur impunité en l’absence d’un Conseil national de la justice qui tarde à se mettre en place. 

En novembre prochain, l’avocat André Lutgen aura droit à un nouveau procès pour des accusations d’intimidation et d’outrage à magistrat qui remontent à 2019. Les compteurs ont été mis à zéro, après la rétractation surprise du juge Stéphane Maas et un premier procès qui a tourné court après deux audiences fin juin et début juillet.

Marc Thill, le juge qui a instruit l’affaire des Luxleaks en 2016, présidera à l’automne les trois audiences d’un procès qui donnera un éclairage sur les coulisses de la justice. L’exercice sera délicat. Ce procès pourrait en effet offrir le spectacle d’une justice qui ne montre pas le meilleur d’elle-même, comme ce fut le cas lors du premier round.

Le prévenu André Lutgen ne va probablement pas manquer de faire l’étalage de ces dysfonctionnements et de certaines pratiques discrétionnaires, avec dans son viseur un juge d’instruction controversé pour la brutalité avec laquelle il traite parfois ses interlocuteurs. Filipe Rodrigues s’est forgé de solides inimitiés au Barreau et au sein même de la magistrature.

Esprit de caste

Les plaintes, récriminations et dénonciations du célèbre pénaliste à l’encontre de Rodrigues sont jusqu’à présent restées sans suite. La plainte en 2019 d’un autre avocat pour une posture pour le moins discutable s’est elle aussi perdue dans les méandres de la Cité judiciaire. «Il y a une désinvolture de la justice pénale. Tout se passe comme si les juges n’avaient de compte à rendre à personne, pas même aux citoyens. Ils sont comme intouchables», constate le plaignant dans un entretien à Reporter.lu.

Le renvoi d’André Lutgen devant un tribunal correctionnel a produit un déclic à la Cité judiciaire. Au Barreau, bien sûr, qui a affiché sa solidarité au prévenu. Au sein de la magistrature aussi où des clivages sont apparus au grand jour entre les différents corps qui la constituent: juges d’instruction d’un côté, juges du siège de l’autre. Le malaise semble profond. Il témoigne d’une justice déprimée.

L’affaire Lutgen – et sa médiatisation – a fait sortir des magistrats de leur zone de confort. Mais au-delà des anecdotes souvent piquantes qui sont ressorties du procès de début d’été, le cas Lutgen a surtout eu l’effet d’un révélateur des faiblesses de l’écosystème judiciaire replié sur lui-même et fortement imprégné d’un esprit de caste.

Monsieur le vice-président Maas (…) a l’obligation de refréner tout sentiment d’hostilité à mon égard et de se montrer impartial et objectif tout au long de ce procès. Et s’il ne s’en était pas senti capable, il aurait dû renoncer à présider ce procès.“Filipe Rodrigues

Lors de son procès en début d’été, André Lutgen a dressé l’inventaire des «incidents» qu’il avait eu avec le juge d’instruction Filipe Rodrigues dans trois affaires qu’ils avaient traitées ensemble entre 2013 et 2015. Le premier reprochait au second d’avoir mal accompli ses devoirs d’instruction et d’avoir commis une série d’illégalités, notamment un faux en écriture.

Ces faits avaient précédé la confrontation des deux hommes dans l’enquête judiciaire qui suivit l’accident mortel de mai 2019 chez ArcelorMittal. L’avocat fut accusé d’avoir fait pression sur les enquêteurs et voulu court-circuiter l’instruction en demandant l’intervention du ministre de la Justice de l’époque pour accélérer la levée de scellés sur les installations électriques de l’usine.

Rodrigues a vu dans ces agissements un acte d’intimidation doublé d’un outrage et les a alors dénoncés au Parquet. Une enquête fut aussitôt diligentée à l’encontre d’André Lutgen. En moins de deux ans, ce dernier fut renvoyé en correctionnelle pour y être jugé. Filipe Rodrigues a été cité comme témoin. Il s’est aussi constitué partie civile. Le procès a très mal tourné.

Des antipathies réciproques

Le choix – qui appartient au président du tribunal d’arrondissement – de porter l’affaire devant la 7e chambre présidée par Stéphane Maas, lui-même ancien juge d’instruction, ne fut pas des plus judicieux. On l’a appris plus tard à la faveur d’une requête en récusation de la partie civile, Maas et Rodrigues, ex-collègues de travail, ne se portent pas d’affection l’un envers l’autre. Cette antipathie réciproque, connue de tous à la Cité judiciaire, aurait sans doute dû inciter le président de la 7e chambre à ne pas traiter le dossier. Il se serait ainsi épargné par la suite les allégations de partialité ainsi qu’une procédure de récusation.

La comparution comme témoin du juge d’instruction le 29 juin pendant près d’une heure et demie a été vécue comme un traumatisme par celui-ci, face aux questions musclées et orientées de Stéphane Maas. Filipe Rodrigues s’est senti agressé. Il a eu le sentiment que le juge avait inversé les rôles et qu’il était dans celui de prévenu. Au deuxième jour du procès, il a demandé la récusation de Maas et le jour d’après, Pierre Calmes, président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, a jugé la requête recevable et fixé l’affaire au 21 septembre prochain.

Quelques jours plus tard, Maas a jeté l’éponge en annonçant qu’il se retirait de l’affaire, sans attendre qu’une juridiction ait à l’en écarter. Un communiqué du président du Tribunal de Luxembourg expliquait que l’intéressé avait pris cette décision «dans l’intérêt de la sérénité de la justice», sans pour autant «reconnaître un comportement fautif de sa part».

Je considérerais cette posture comme une abdication de (son) office privant d’effet les règles élémentaires de la profession de magistrat et sapant la confiance du justiciable en l’institution judiciaire.“André Lutgen

Or, la décision du 2 juillet, que Reporter.lu a pu consulter, donne un éclairage différent sur les raisons ayant pu pousser Stéphane Maas au retrait. Filipe Rodrigues fait en effet état dans sa requête de l’animosité de notoriété publique au sein de la cité judiciaire entre les deux magistrats qui «ne se sont jamais mutuellement appréciés, même ayant passé dix années entre 2009 et 2020 à exercer la même fonction de juge d’instruction». Il évoque «une aversion manifeste (…) sur fonds de ce qui ressemble à de la jalousie» et convoque même le témoignage d’une greffière pour documenter l’âpreté de leurs sentiments réciproques.

«Monsieur le vice-président Maas (…) a l’obligation de refréner tout sentiment d’hostilité à mon égard et de se montrer impartial et objectif tout au long de ce procès. Et s’il ne s’en était pas senti capable, il aurait dû renoncer à présider ce procès», a fait valoir le juge d’instruction. Il raconte également qu’à l’automne 2019, Maas encore au cabinet d’instruction, s’était vu initialement confier l’enquête de l’affaire Lutgen, mais qu’il y a renoncé au bout de deux semaines, en raison notamment de la présence de Rodrigues dans le dossier. «Comment est-il possible, interroge-t-il, que le même Monsieur le vice-président Maas se soit maintenant senti en mesure de mener aujourd’hui le procès?»

Regrettable «erreur matérielle»

Filipe Rodrigues proposait lors de l’audience qui aurait dû se tenir à la rentrée judiciaire les témoignages de ses collègues pour documenter ce qui ressemble à une vendetta personnelle dont il estimait être la cible lors du procès. Le déballage public sur les dessous des rivalités entre les deux magistrats n’aura pas lieu.

Rodrigues devra une nouvelle fois expliquer devant un tribunal autrement composé pourquoi il a tant traîné en 2019 à lever les scellés à ArcelorMittal et abusé de la patience de l’avocat du sidérurgiste au point qu’il en réfère à deux ministres et les alerte sur les possibles conséquences économiques de la nonchalance du juge d’instruction: arrêt de la production, mise au chômage de 200 ouvriers et des dizaines de millions d’euros de pertes financières.

Le débat sur la responsabilité des juges et le contrôle de leurs actes en cas d’abus d’autorité devrait ressurgir à la faveur de ce second round du procès en première instance en novembre. Cette affaire devrait aussi coïncider avec les discussions à la Chambre des députés sur la mise en place d’un Conseil national de la justice, notamment pour mieux encadrer le recrutement, la promotion et le travail des juges.

Le 8 juillet dernier, André Lutgen a écrit à la Procureure générale d’Etat pour dénoncer les agissements controversés de Filipe Rodrigues, son «mépris des règles de droit» et les dysfonctionnements de procédure que sa défense avait mentionnés lors du procès quelques jours plus tôt. Le dossier a été transmis au Parquet qui l’a toutefois classé sans suite, estimant que les faux-pas du juge d’instruction n’avaient rien de répréhensible sur le plan pénal et relevaient davantage d’une «erreur matérielle, certes regrettable et dénotant un manque de soin».

Six affaires disciplinaires

Le pénaliste n’entend pas en rester là. Il considère ce classement sans suites par le procureur d’Etat Georges Oswald «comme une abdication de (son) office privant d’effet les règles élémentaires de la profession de magistrat et sapant la confiance du justiciable en l’institution judiciaire».

Face à la bienveillance des juges entre eux et leur esprit de corps, l’affaire André Lutgen peine assurément à lever le tabou sur les défaillances du pouvoir judiciaire et l’impunité des juges.

Les poursuites disciplinaires à l’encontre des magistrats sont rares et les sanctions encore plus exceptionnelles. L’administration judiciaire fait état de six affaires disciplinaires au cours des cinq dernières années, ayant débouché sur deux condamnations. Une des affaires concernait un juge des tutelles qui a été mis d’office à la retraite en janvier 2017. L’autre affaire s’est traduite par la condamnation à une amende correspondant à un salaire mensuel.

Dans quatre cas, les enquêtes n’ont pas eu de suite. L’une d’elle portait sur le refus d’une juge de tenir une audience le jour des morts. Des faits anodins qui ont abouti en 2017 devant la Cour de Cassation et finalement une rétractation des poursuites par le Parquet général.

En matière pénale, la liberté de ton que certains juges s’autorisent à l’égard des prévenus – souvent d’ailleurs des non-nationaux – et même des avocats sont difficilement compatibles avec l’image d’une justice sereine, impartiale, juste et respectueuse de ses citoyens. «Il y a peu de pays où les juges parlent si mal aux avocats» déplore d’ailleurs l’un d’eux. «On ne parle pas assez des juges qui font un mauvais usage de leurs pouvoirs et commettent des abus d’autorité», poursuit-il. «La justice pénale luxembourgeoise n’est pas encore entrée au 21e siècle», ajoute-t-il.