Près de 3 000 hydrocentrales sont en cours de construction dans le sud-est européen. Un tiers des barrages sont envisagés dans des zones protégées et certains perçoivent un financement des banques publiques européennes, dont la BEI ou la BERD. Les rivières sauvages des Balkans étant un réservoir de biosphère pour le continent européen, le choix de l’énergie hydraulique est contesté par beaucoup de citoyens.

«S’il n’y a plus d’eau, il n’y a plus de vie!» Perparim Shkurti est désespéré. Depuis la construction de petites hydrocentrales sur la rivière Rrapun, dans l’est de l’Albanie, son moulin est à l’arrêt. «Ce moulin est centenaire et il sert aux besoins de plus de deux cents personnes!» Au milieu des forêts de pins du parc national de Shebenik-Jabllanice, le lit de la rivière est désormais à sec, toute l’année, selon Perparim. Ici, les familles survivent grâce au travail de la terre. «Personne n’est venu m’annoncer le début du chantier, déplore-t-il. Et, contrairement à ce qu’ils m’ont dit, la centrale fonctionne toute l’année. Moi, je ne suis pas contre la production d’électricité, mais nous avons besoin de cette eau!»

Dans les Balkans, des exemples comme ceux-ci se sont multipliés ces dernières années. Petites centrales ou importants barrages, ces projets sont vivement contestés par les habitants, la communauté scientifique et les militants écologistes. Pourtant, dans le parc de Shebenik-Jabllanice le financeur n’est autre que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), autrement dit, le citoyen européen.

Un habitant de la Vjosa en Albanie regarde ses champs, menacés par la construction de barrages. (Photo: Louis Seiller)

Pippa Gallop travaille pour l’ONG Bankwatch qui surveille les financements des banques publiques européennes: «Depuis 2005, 82 centrales hydro-électriques ont été financées par les banques multilatérales de développement dans le sud-est européen, dit-elle. Au moins 37 de ces projets l’ont été dans des zones protégées.» Au total, la BERD, la Banque européenne d’investissement (BEI) ou la Banque mondiale ont investi près de 727 millions d’euros dans l’hydroélectrique. «En ce qui concerne les dégâts causés aux rivières de la région, c’est assurément la partie immergée de l’iceberg, déplore Pippa Gallop, car des habitats cruciaux ne sont toujours pas protégés par la législation.»

Un très profitable marché

Aménagés, canalisés et barragés, les cours d’eau sauvages sont devenus rares en Europe. Les rivières des Balkans, elles, ont été relativement épargnées par les phases destructrices de l’industrialisation. Leurs eaux claires abritent une biodiversité disparue ailleurs sur le continent et participent au quotidien des milliers de personnes qui habitent sur leurs rives. Alors, «patrimoine naturel européen» comme le soutiennent les militants écologistes ? Pour certains investisseurs étrangers, dont certains sont autrichiens, turcs ou français, elles représentent plutôt un très profitable marché. Le dernier, dans une Europe qui s’est couverte de barrages aux XIXe et XXe siècles.

«Nous avons mis en évidence près de 3 000 projets, de la Slovénie à la Bulgarie.» Fondateur de l’ONG autrichienne, RiverWatch, Ulrich Eichelmann dénonce une véritable «course à l’or bleu». Un «tsunami de barrages» favorisé selon lui par de multiples facteurs : «la corruption, la faiblesse des législations environnementales et sociales, les débats sur le changement climatique, des sociétés civiles peu organisées, etc.» Pour l’écologiste viennois, ces projets serviraient moins à produire de l’électricité qu’à blanchir de l’argent, des accusations qui ont donné lieu à des enquêtes judiciaires.

Du côté des gouvernements de la région, on vante le caractère renouvelable de l’hydroélectricité. Pour des pays déjà membres ou candidats à l’intégration, ces centrales répondent aux exigences de l’Union européenne (UE) en la «Verte», l’hydroélectricité? Absurde répond Ulrich Eichelmann à l’occasion du premier sommet européen des rivières, organisé fin septembre à Sarajevo. «La pire chose que vous pouvez faire à une rivière, c’est construire un barrage. Un barrage bloque l’eau avant de la rediriger dans des tuyaux. S’il reste de l’eau dans le lit originel de la rivière, le niveau est généralement trop faible donc la température de l’eau augmente. Tout l’environnement est bouleversé, les espèces migratrices sont coincées, les sédiments se retrouvent bloqués, ce qui entraîne une érosion du littoral.»

Incohérence européenne

Les ONG dénoncent notamment les conséquences environnementales et sociales des centaines de petites hydrocentrales, dont certains produisent moins d’un mégawatt par heure. Peu efficaces du point de vue énergétique, beaucoup ont bénéficié du soutien de la BERD, comme sur la rivière Rrapuni. Dans des pays qui sont membres ou candidats à l’intégration à l’UE, ces projets entrent aussi en contradiction avec les récents engagements environnementaux : les rivières européennes devront, selon la nouvelle législation environnementale de l’UE, avoir un «bon statut écologique» d’ici 2027. En France et en Allemagne par exemple, des millions d’euros sont dépensés pour «renaturaliser» les rivières barragées et aménagées au XIX et XXe siècles.

Un chantier à l’arrêt de Kalivaç sur la Vjosa. (Photo: Louis Seiller)

Avec leur campagne «Sauvez le cœur bleu de l’Europe», les opposants aux barrages ont réussi à médiatiser ces projets. La Vjosa est l’un des symboles de cette lutte. Considéré comme le dernier fleuve sauvage d’Europe (hors Russie), la Vjosa coule librement sur plus de 270 kilomètres entre nord de la Grèce et sud de l’Albanie, vierge de constructions humaines. Mais elle est aujourd’hui menacée par la construction de 38 barrages.

Depuis le café du village de Kalivaç, Spartak Dervishi regarde l’immense plaine traversée par les multiples chenaux de la Vjosa. On aperçoit au loin un chantier à l’arrêt. Il y a cinq ans, des soupçons de corruption ont mis fin aux travaux. «Nous, on veut que le chantier reprenne!», s’emporte Spartak, ancien ouvrier. Si le projet reprend, c’est 2.000 emplois pour la région. Il n’y a rien ici, tout le monde part émigrer.» Des espoirs, portés par les dirigeants politiques, comme Ilir Bejtja, vice-ministre albanais de l’énergie. Au micro de France 24, il déclarait cet été que «ces projets allaient apporter des revenus, des emplois et des services publics à l’économie albanaise, […] et une fourniture d’énergie durable. L’hydroéléctricité est bonne pour l’environnement.»

Des choix énergétiques «irresponsables»

Malgré la corruption et le clientélisme, certains habitants des Balkans restent sensibles aux promesses de développement économique. Des arguments que Olsi Nika connaît bien. Le directeur de l’ONG EcoAlbania ne cesse de discuter avec les populations concernées par les projets de barrages. Son association en comptabilise 540 pour la seule Albanie. «Quand vous allez dans les régions oubliées par l’État, tout le monde espère des changements», explique Olsi Nika. «Les compagnies privées font beaucoup de promesses, mais les documents sont complètement manipulés, nous en avons tant d’exemples ! Les centrales ne génèrent des emplois que de façon temporaire. L’écotourisme, lui, créé de l’emploi sur le long terme.»

L’Albanie dépend déjà à plus de 95% de l’énergie hydraulique. Pour Olsi Nika, les choix énergétiques actuels sont irresponsables. «Vous pouvez construire autant de barrages que vous voulez, en période de sécheresses, les réservoirs resteront à sec, prévient Olsi Nika. Les alternatives existent le solaire, lutter contre les pertes sur le réseau, réduire les consommations, etc.» Vulnérable aux effets du changement climatique, l’hydro-électricité serait désormais moins rentable que le solaire ou l’éolien.

Or bleu ou patrimoine naturel?

Un vent nouveau serait-il en train de souffler en faveur du «cœur bleu de l’Europe»? Début décembre, le Parlement européen, sensibilisé à la problématique écologique, a adopté une résolution appelant plusieurs gouvernements de la région à revoir leur stratégie énergétique. Dans le même temps et après avoir reconnu devoir améliorer la surveillance des projets qu’elle finance dans la région, la BERD planche sur une redéfinition de sa politique environnementale pour les cinq prochaines années. Mais les décideurs suivront-ils le plan pour les rivières des Balkans présenté par les ONG qui définit plus de 61 000 kilomètres de rivières à sanctuariser?

Pippa Gallop n’en est pas convaincue. «La BERD réfléchit toujours à financer d’importants projets d’hydrocentrales, explique-t-elle. Et avec la BEI, elles continuent de financer indirectement les petits barrages à travers leurs intermédiaires financiers commerciaux.» L’opacité bancaire est désormais dans le viseur des défenseurs des rivières : les banques commerciales ne dévoilent pas les projets qu’elles financent, même lorsqu’elles utilisent des fonds publics provenant de la BERD ou de la BEI. Selon les ONG, plus de 1 000 projets d’hydrocentrales en construction n’ont d’ailleurs pas assuré leur financement.