East-West United Bank accuse son ex-directrice générale de l’avoir engagé dans une opération financière qui a mal tourné. La dirigeante aurait agi sous la pression de l’actionnaire russe de la banque, au mépris de la loi. La CSSF est aux aguets.

Les deux assesseurs du tribunal du travail ayant traité le litige qui oppose la banque East-West United Bank (EWUB) à son ancienne administratrice-déléguée, Mme F., ont dû se demander dans quel film surréaliste ils étaient. Les débats dépassaient de loin le conflit du travail pour des personnes qui ne sont pas des juges professionnels, mais issues l’un du patronat et l’autre du monde salarial (la juridiction du travail se compose d’un seul juge).

Plus de 6 millions de préjudice

L’affaire ayant amené la banque aux capitaux russes à saisir la juridiction n’avait rien de banal.

D’abord parce que c’est l’employeur qui a assigné son ancienne salariée et que ce recours est intervenu le 24 janvier 2018, soit deux ans et demi après son licenciement avec préavis. Ensuite parce que la banque réclame à son ex-dirigeante plus de 6 millions d’euros de dommage matériel pour l’avoir prétendument entrainée dans une transaction qui a mal tourné.

Enfin, parce que derrière ce conflit du travail se cache une autre affaire aux enjeux financiers bien plus importants, mettant aux prises deux clans: d’un côté le conglomérat Sistema du milliardaire Vladimir Evtushenkov et actionnaire d’EWUB et de l’autre le groupe Loyal Capital Group (LCG), avec siège à Luxembourg, de l’homme d’affaires géorgien Roman Pipia.

Les plus de 6 millions d’euros qu’on lui réclame dans le cadre de la procédure sont faramineux et procèdent d’une action ‘baillon’ pour l’empêcher de témoigner»Une source proche de l’administratrice-déléguée

L’enjeu au centre de ces rivalités a été une usine de production de nitrates servant dans la fabrication d’engrais agricoles en Géorgie, Rustavi Azot, appartenant en partie à Pipia. Ce dernier accuse Evtushenkov d’avoir voulu s’approprier ses actifs industriels en catimini à travers des montages opaques réalisés à Luxembourg.

L’usine Rustavi Azot a servi entre autres à garantir un prêt de 100 millions de dollars contracté en juin 2014 par LCG auprès d’EWUB. Pipia considère que l’emprunt ne lui a pas été accordé de bonne foi, mais avec l’intention de mettre la main sur ses actifs sous-jacents, selon nos confrères du Land.

Parasitage

L’industriel a reproché à la banque et à Sistema d’avoir parasité la transaction à travers des accords secrets déposés à l’étude Bonn Steichen & Partners (BSP). Ces accords ont vidé de leur substance les garanties de l’emprunt.

Au final, toute l’affaire a viré à la catastrophe: la banquière russe s’est fait virer et risque une sanction de la CSSF. La banque se fait poursuivre en justice et l’industriel géorgien a échoué à restructurer son groupe, objectif de son prêt controversé. Roman Pipia a dû vendre son usine de nitrates très en dessous de sa valeur à un mystérieux acheteur.

Quant à l’emprunt litigieux, il n’a été que très partiellement remboursé. Cette défaillance du débiteur avait d’ailleurs poussé la banque à l’été 2016 à saisir le tribunal de commerce pour récupérer son argent. L’affaire est toujours en cours.

Problèmes existentiels

L’ancienne administratrice déléguée d’EWUB se retrouve au milieu du gué. Le prêt de 100 millions de dollars fut signé en juin 2014 sous son mandat. Ce fut la plus grosse opération jamais réalisée par la banque. Le seul client Loyal Capital représentait un tiers du portefeuille des crédits de la petite banque luxembourgeoise. C’est dire que l’engagement était risqué par rapport aux capacités financières de l’établissement.

En signant ces accords, (la directrice générale de la banque et le directeur des crédits) auraient fait courir un énorme risque à la banque du point de vue de sa solvabilité»Mickaël Mosconi, avocat d’EWUB

C’est pourquoi EWUB fit appel à la banque russe Metkombank pour assumer une partie du risque économique du crédit, laquelle Metkombank s’est ensuite regarantie auprès de Sistema, vers lequel le risque a été transféré. Au passage, les garanties du prêt furent modifiées à l’insu de la banque luxembourgeoise. Les accords annexes ont été secrètement mis en place par F., avec la prétendue complicité du responsable des crédits de l’époque, en marge du prêt LCG et sans l’aval du conseil d’administration (parmi lequel l’ancien ministre de l’Economie Jeannot Krecké) ni de la direction des risques, a fait valoir l’avocat de la banque devant la juridiction du travail.

Le point litigieux porte précisément sur les accords de transfert de risque, non autorisés par la règlementation financière, et qui ont posé des «problèmes existentiels» à EWUB, après le défaut de paiement de LCG.

La CSSF aux aguets

La dispute a aussi pris une tournure pénale au Luxembourg. Un juge d’instruction, saisi d’une plainte pour escroquerie et abus de confiance par le Géorgien, enquête sur les conditions d’octroi du prêt. Ce mystérieux montage est au cœur de l’enquête que le juge d’instruction a initiée, après avoir considéré que les accusations de Roman Pipia ne manquaient pas d’une certaine pertinence. La CSSF s’est également intéressée de près à ces montages qui mettent à mal les règles prudentielles du secteur financier.

Un audit réalisé par PWC a mis en lumière les responsabilités des différents protagonistes de l’affaire. Le cabinet a rendu un rapport intermédiaire fin janvier 2016 après avoir entendu les explications de F. ainsi que celles de l’ancien directeur des crédits.

Un rapport PWC à 300.000 euros

Selon la défense de l’employé, la firme d’avocats BSP avait écrit un avis juridique sur les transferts controversés de garantie. Ce document avait été relayé à plusieurs dirigeants de la banque. La CSSF en aurait également eu connaissance.

Le rapport PWC? Il s’agit d’un document contractuel dont la CSSF a connaissance mais son utilisation n’est pas permise devant la juridiction du travail»Un proche d’EWUB

S’il fut beaucoup question du rapport PWC dans les débats devant le tribunal de travail pour mettre l’ancienne dirigeante (et d’ailleurs demander que son coût de 321.191,91 euros soit mis à sa charge) et son collègue face à leurs responsabilités, EWUB ne l’a jamais produit devant les juges, malgré leurs sollicitations.

«Le rapport PWC? Il s’agit d’un document contractuel dont la CSSF a connaissance mais son utilisation n’est pas permise devant la juridiction du travail», indique une source proche de la banque contactée par REPORTER. «Madame F. a engagé la banque dans des contrats sans autorisation en violation des règles internes et en rupture avec les règles externes sur l’exposition aux grands risques», précise cette source.

«En signant ces accords, F. et G. (le directeur des crédits) auraient non seulement fait courir un énorme risque à (la banque) du point de vue de sa solvabilité, mais ils (l’)auraient aussi placée en situation de violation de la règlementation des grands risques, l’exposant à des sanctions par la CSSF», avait fait valoir de son côté l’avocat de la banque, Me Mickael Mosconi, devant le tribunal de travail.

Intimidation

EWUB a invoqué un préjudice matériel de 6,18 millions d’euros, dont près de 3 millions correspondent aux intérêts de la garantie litigieuse fournie par Sistema. En première instance, le tribunal de travail a débouté la banque, qui a fait appel.

Contacté par REPORTER, l’entourage de F. estime qu’elle est «victime de manœuvres d’intimidation de la part de son ex-employeur». Le but serait de lui mettre la pression pour la dissuader de parler dans le cadre de la procédure pénale: «Les plus de 6 millions d’euros qu’on lui réclame dans le cadre de la procédure sont faramineux et procèdent d’une action ‘baillon’ pour l’empêcher de témoigner», précise ce proche.

Son témoignage en justice permettra sans doute de donner un éclairage complet sur les raisons qui l’ont amenée à pousser la porte du cabinet d’avocats d’affaires Bonn Steichen & Partner pour signer les fameux contrats secrets préjudiciables à la réputation de sa banque.

Selon nos informations, F. aurait agi à la demande d’un proche de Vladimir Evtushenkov, ce qui accréditerait les accusations de Roman Pipia au sujet des intentions inavouables de Sistema sur son usine.

Pour autant, cette explication n’exonère pas l’ex-dirigeante de ses fautes. Elle risque de payer cher son manque de transparence et son allégeance supposée à Evtushenkov, qui ont desservi les intérêts de la banque qu’elle dirigeait. La CSSF pourrait d’ailleurs l’en sanctionner prochaînement.

50.000 euros net mensuel

F. avait signé son contrat de travail de managing director à la East West United Bank en octobre 2012. Son salaire et ses avantages étaient importants pour une banque qui emploie 70 personnes: outre 50.000 euros nets par mois sans les bonus, elle avait droit à une série de compensations comme un forfait mensuel de loyer de 3.500 euros (octroyé pendant 5 ans) et la prise en charge des frais de scolarité de ses enfants.

Sous pression de la CSSF, il était impératif de trouver de vrais clients et de faire des opérations de vrai banquier»Une source proche de F.

Elle fut chargée de développer les affaires de la banque, d’en diversifier les revenus et de faire aussi le ménage dans le bilan. La banque luxembourgeoise s’était lancée dans l’exploration marketing des pays périphériques de la Russie, notamment en Géorgie.

«Lorsqu’elle est arrivée à la tête de l’établissement, l’activité commerciale était très limitée, la banque était connue pour réaliser des opérations comme intermédiaire, ce qui permettait un gonflement de bilan», explique un de ses proches sous couvert d’anonymat. «Sous pression de la CSSF, il était impératif de trouver de vrais clients et de faire des opérations de vrai banquier», poursuit cette source.

Casseroles du passé

EWUB traine encore des casseroles du passé pour avoir agi comme intermédiaire dans des opérations de transfert de fonds controversées. Le rapport 2018 du réviseur d’entreprise fait état de l’importance des créances douteuses dans le portefeuille de la banque, notamment avec des clients ukrainiens.

Le 23 janvier 2020, le nom d’EWUB est apparu à plusieurs reprises dans un jugement de plus de 500 pages de la High Court of Justice de Londres au sujet de l’affaire National Bank Trust/Yurov. Trois anciens propriétaires de banques russes ont été condamnés à payer 900 millions de dollars pour avoir prélevé indûment de l’argent et contribué à l’effondrement de la National Bank Trust.

F. a été licenciée avec préavis (ce qui exclut donc la faute grave) par lettre du 2 septembre 2015. Contacté par REPORTER, un des dirigeants de la banque précise que ce départ se justifiait à l’époque en raison de la non-tenue des objectifs commerciaux qui lui avaient été assignés.

Ce n’est que fin janvier 2016, à la faveur du rapport PWC, et longtemps après son départ, que les accusations de déloyauté et de faute furent lancées à son encontre par son ex-employeur, qui débouchèrent sur la saisine du tribunal de travail.


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