Le passage du Premier ministre russe Dmitri Medvedev a soulevé son lot de polémiques, à commencer par une levée de bouclier de la représentation américaine. Nonobstant la critique, Xavier Bettel a maintenu le cap dans un esprit de relations d’affaires et d’une diplomatie ultra-pragmatique.

Est-ce l’Histoire avec un grand H ou une histoire comme ça qui s’écrit devant nous? «Toute sortie de traité représente un danger. S’il s’agit d’un accord dans le domaine de la sécurité, alors cela devient plus sérieux.» Le Premier ministre russe Dmitri Medvedev se réfère au retrait annoncé par les Etats-Unis du traité INF de non prolifération nucléaire, Washington accusant Moscou d’en violer les termes éhontément. Le chef du gouvernement russe prononce ces mots lourds de sens pour l’équilibre international à Luxembourg, dans un auditorium du Mudam plein à craquer mercredi pour la conférence de presse scellant une visite officielle de 24 heures marquée par un regain de tension avec l’administration Trump.

Une prise de position inédite de l’ambassade des Etats-Unis avait précédé l’arrivée du second de Vladimir Poutine. L’ambassadeur Randy Evans y critiquait véhément l’opportunité du passage de M. Medvedev, cinq ans tout juste après l’annexion de la Crimée par la Russie, contestée par les puissances occidentales. Le représentant des Etats-Unis au Grand-Duché y demandait au gouvernement d’appeler la Russie à quitter la presque-île arrachée à la souveraineté ukrainienne en 2014. «Le Luxembourg est l’endroit idoine pour ce faire», lit-on dans le texte de l’envoyé de Donald Trump, «parce qu’il a connu deux fois la situation de la Crimée, occupée par une puissance étrangère poussant pour qu’il perde son identité dans une appartenance à un Empire plus grand.»

Frictions géopolitiques et intérêts économiques

«J’invite ce fonctionnaire américain à ouvrir un manuel de droit international public et à étudier la notion de souveraineté», rétorque le Premier ministre russe d’un ton qui glace l’assemblée, peu habituée à ce type de saillie.  «Bon… », la transition de Xavier Bettel dans un sourire gêné révèle, sinon le malaise, la difficulté à accueillir le représentant d’un gouvernement jugé autoritaire voire dangereux en Europe et aux Etats-Unis.

L’opportunité de la visite interroge. Les raisons financières viennent mécaniquement à l’esprit. Le Grand-Duché est souvent perçu comme un asile pour capitaux russes. Les récits sur l’argent détourné d’Arcadi Gaydamak ou la mise sous surveillance de la maison de l’oligarque Vitali Malkin sur le boulevard de la Pétrusse ont entretenu ici l’idée selon laquelle les personnes fortunées originaires de Russie cachaient leur argent (à la traçabilité limitée) dans les banques luxembourgeoises.

On amène les gens autour de la table pour discuter avec des arrières-pensées économiques. »Régis Moes, historien

Les révélations ce lundi d’un système de blanchiment industriel d’argent sale russe en Europe ont renforcé les soupçons, même si le Grand-Duché n’y est pas (encore) mentionné comme point de chute des capitaux.

Les échanges financiers avec la Russie tiennent très vraisemblablement davantage aux mouvements d’argent au sein même des groupes ou via les fonds d’investissements pour des raisons d’optimisation fiscale ou de mise en sécurité des actifs. Le Grand-Duché est le cinquième investisseur étranger en Russie avec 20 milliards de dollars placés à la mi-2018, comme le relève Dmitri Medvedev dans son introduction devant les journalistes. Les échanges commerciaux avec la Russie sont, eux, limités à l’industrie traditionnelle comme la sidérurgie, avec un acteur majeur historique: Paul Wurth.

Une visite à travers le prisme du business

Les deux pays travaillent à l’élargissement de la coopération économique dans d’autres secteurs, comme la haute technologie. Une déclaration commune dans le domaine de la «modernisation économique» a été signée par leurs ministres respectifs, Tatiana Golikova et Etienne Schneider, dans une cérémonie protocolaire qui a souligné les différences culturelles entre les deux camps. Seuls les ministres (russes) assis sur la moitié gauche de la première rangée de l’auditorium se sont levés à l’entrée des chefs de gouvernement, laissant leurs contreparties (luxembourgeoises) sur leurs sièges.

Les subordonnés de Medvedev manifestent un zèle non partagé par leurs pairs locaux lors des interventions de leur supérieur: hochements de tête prononcés et applaudissements bruyants. En termes de culture, les deux pays s’accordent mieux via la signature par les ministres Vladimir Medinsky et Sam Tanson d’un protocole de coopération pour les années 2019-2021. D’aucuns perçoivent, là aussi, l’initiative à travers le prisme du business.

Les raisons financières de la visite viennent mécaniquement à l’esprit (de g. à dr.): Étienne Schneider, Vice-Premier ministre, ministre de l’Économie ; Félix Braz, Vice-Premier ministre, Ministre de la Justice ;
Corinne Cahen, Ministre de la Famille et de l’Intégration, Ministre à la Grande Région ; Dimitri Medvedev, Premier ministre de la fédération de Russie. (Photo: SIP / Emmanuel Claude)

Philippe Dupont, qui a accueilli le ministre Medvedev en sa qualité de vice-président du conseil d’administration du Mudam, symbolise le mélange des genres. Il est par ailleurs associé du cabinet Arendt & Medernach, lequel dispose d’un bureau en Russie, et avocat d’une banque accueillant des capitaux russes, Edmond de Rothschild, notamment ceux d’Arcadi Rotenberg, partenaire de judo de Vladimir Poutine, dont les avoirs ont été gêlés consécutivement à la crise ukrainienne.

Jean Asselborn conteste tout malaise

Le symbole, voilà ce qui régit les visites officielles du genre. Dmitri Medvedev n’a pas parcouru 5.000 km pour visiter le musée de la Ville et marcher sur la corniche. Les accords signés hier, s’ils revêtent sans doute un minimum d’intérêt,  n’en portaient pas assez pour qu’on évoque leur contenu à un moment ou à un autre de la cérémonie. Et que veut dire «modernisation de l’économie» au fond? On croirait le terme exhumé d’un plan quinquennal de la Russie soviétique.

Le dépôt de gerbes en mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale en présence du gouverneur de Tambov, cette province où plusieurs centaines d’enrôlés de force luxembourgeois ont été faits prisonniers par l’armée rouge, pèse davantage. Le symbole de l’histoire partagée, dès 1867 et le Traité de Londres dont la Russie était signataire et garantissait ainsi la neutralité (et la pérennité) du Grand-Duché, cimente les relations entre les deux pays. Un monument devrait,  comprend-on, sceller cette histoire commune.

Mes relations avec le président Poutine et le président Trump sont très bonnes. Il en va de même avec mes collègues de l’Union européenne. »Xavier Bettel, Premier ministre

Le Premier ministre Xavier Bettel a bien compris la portée symbolique de l’accueil qu’il avait promis à son homologue. En coulisse, le service information presse multiplie les plans et prises de vue. Des photos conceptuelles portant les symboles nationaux sont associées aux portraits plus classiques produits en temps normal. Les manifestations de complicité entre les deux hommes sont immortalisées.

L’arme de la communication est dégainée. L’exécutif assume pleinement la visite controversée. Les ministres des deux pays lèvent leurs verres ensemble sous les toits en textile du Mudam Café. Seul Jean Asselborn, en visite en Afghanistan, pays connu pour avoir résisté à l’invasion soviétique, manque à l’appel. «Je ne suis victime d’aucun malaise», répond-il dans une pirouette à la question de savoir s’il était parti pour ne pas cautionner une coopération avec la Russie dont il a critiqué plusieurs fois la politique en Crimée.

Diplomate en héritier de Gaston Thorn

Les sujets qui fâchent ont été abordés, nous assure-t-on, dans l’entourage du Premier ministre. Le traitement des personnes LGBT en Russie et notamment en Tchétchénie, l’empoisonnement de Sergey Skripal à Londres, l’Ukraine ou les sanctions économiques de l’Union européenne à l’encontre des personnalités russes impliquées dans le conflit, tout a été évoqué. On ne sait cependant pas de quelle façon. On apprend juste que le Luxembourg est d’accord, selon Dmitri Medvedev, avec la Russie sur le caractère malheureux desdites sanctions sur «toute l’Europe».

N’en déplaise à l’ambassadeur américain, qui n’a pas décoléré puisqu’il a invité la presse à une nouvelle prise de position (surréaliste) à l’ambassade mercredi après-midi, Xavier Bettel privilégie le dialogue et l’ouverture. «L’état des relations internationales m’amène à vous dire que nous devons communiquer davantage. Je reste attaché au dialogue avec la Fédération de Russie», annonce le Premier ministre dans son discours introductif.  «Le désarmement est l’unique voie pour maintenir la paix… en plus des relations économiques», précise-t-il, selon une vision éminemment pragmatique comparable à celle choisie par Gaston Thorn dans les années 1970… en pleine Guerre froide.

C’est pour moi important de signaler aux protagonistes que vous (M. Medvedev) êtes prêts au dialogue. J’en ferai part au président américain. J’accepte les propos des uns et des autres. »Xavier Bettel, Premier ministre

L’historien Régis Moes clarifie la comparaison. «Gaston Thorn (Premier ministre DP, comme M. Bettel, de 1974 à 1979 après avoir été ministre des Affaires étrangères et de l’Economie) disait qu’en tant que petit pays on pouvait parler des choses qui fâchaient. Ça ne porte pas vraiment à conséquence puisqu’on n’a pas d’armée qui fasse peur. On amène les gens autour de la table pour discuter avec des arrières-pensées économiques», détaille le conservateur du musée d’Histoire et d’Art organisateur en 2016 d’une exposition sur le Luxembourg de la Guerre froide. Le Grand-Duché avait alors agi en trait d’union entre l’Occident et l’URSS et avait (à l’initiative de Pierre Werner) notamment accueilli en 1974 la première banque à capitaux soviétiques en Europe de l’Ouest, East-West United Bank. Elle est toujours active.

Le pragmatisme extrême de Xavier Bettel

«Gaston Thorn avait de la tchatche et un certain charme pour faire passer les messages», poursuit M. Moes. La comparaison est vite établie, surtout quand Xavier Bettel se lance violon en main dans une candidature au poste informel de médiateur entre la Russie et les Etats-Unis: «Je fais partie d’une génération qui n’a jamais connu de guerre, mais je vis dans un pays libéré par des soldats, anglais et américains, alliés des Russes. Mes relations avec le président Poutine et le président Trump sont très bonnes. Il en va de même avec mes collègues de l’Union européenne», fait savoir M. Bettel. «C’est pour moi important de signaler aux protagonistes que vous (M. Medvedev) êtes prêts au dialogue. J’en ferai part au président américain. J’accepte les propos des uns et des autres», conclut-il devant le sourire satisfait de son homologue.

« J’accepte les propos des uns et des autres »: Xavier Bettel cultive une politique d’équidistance maximale lors de la visite de du Premier ministre de la fédération de Russie, Dimitri Medvedev, au Luxembourg. (Photo: SIP / Emmanuel Claude)

L’image de «constructeur de ponts» est mise en avant. Celle de fossoyeur des valeurs européennes au profit du business est réfutée. Possiblement inspiré par Paul Helminger, ancien chef de cabinet de Gaston Thorn, Xavier Bettel essaie-t-il comme son illustre prédécesseur à l’Hôtel de Bourgogne de frayer son chemin dans l’Histoire.

Cette « nouvelle guerre froide », selon les termes de M. Moes, lui en offre l’occasion. Les objectifs de politique intérieure poursuivis par les protagonistes des camps en opposition pourraient servir le dessein personnel (pour la Commission européenne à terme?) de celui qui se place en médiation. Les petites histoires font la grande, au fond.


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