Les remous autour de la lettre anonyme envoyée à la presse le 16 janvier dernier par un supposé employé du Mudam ont pris des proportions spectaculaires au regard du contenu du message. La question a été discutée à la Chambre des députés et a suscité l’intervention de la ministre de la Culture Sam Tanson. Cela n’a rien d’un hasard. Voici pourquoi une nouvelle poussée de fièvre remet en lumière des dysfonctionnements structurels au sein du musée.

Le 21 octobre 2018 a fait date dans l’histoire du Mudam. Ce jour-là, Julie Devillard, une résidente de Leudelange âgée de 29 ans, poussait les portes de l’institution et faisait franchir au musée le cap du million de visiteurs. L’année 2018 aura aussi été marquée par une fréquentation record de l’institution muséale, avec 133.500 visiteurs.

Le revers de la médaille: de sérieux dysfonctionnements dans la gestion du personnel et la communication interne, d’après une lettre anonyme de l’un des employés du musée. Celle-ci apparaît comme un geste isolé mais reflète un vrai malaise ambiant au Mudam, comme on nous l’a confirmé (voir aussi notre article sur «La lettre qui a relancé le débat»).

Un an après son entrée en fonction, c’est la deuxième fois que la directrice Suzanne Cotter se trouve publiquement interpellée sur sa gestion. On se souvient que l’une de ses premières décisions en 2018 a été de faire démonter l’emblématique Chapelle de Wim Delvoye au premier étage du musée pour y installer une salle dédiée aux activités pédagogiques, grâce au soutien de la Fondation Leir. Un choix légitime pour imprimer sa marque mais malheureux au regard du contexte luxembourgeois et des conditions du départ de son prédécesseur. Cela aura valu à cette Australienne des remarques un peu nauséabondes sur son management «à l’anglo-saxonne» qui rappellent les suspicions contre «l’Italien» Lunghi ou «la Française» Marie-Claude Beaud.

Une communication verrouillée

Si la communication interne semble poser problème, les difficultés dans la communication externe ne se sont pas résolues depuis l’époque de «l’affaire Lunghi» où la presse se voyait systématiquement opposer à ses questions un black-out dans l’attente d’un communiqué laconique. La présidente du Conseil d’administration, la princesse Stéphanie, n’a jamais pris publiquement la parole concernant la gestion du musée. Cela contrairement à son prédécesseur Jacques Santer qui savait déminer les questions sensibles. D’après nos informations, c’est précisément pour ne pas l’exposer publiquement et juridiquement, après sa nomination par Xavier Bettel en 2016, que le Conseil d’administration a été scindé en deux. Il y a désormais d’un côté le Conseil d’administration qu’elle préside, de l’autre un comité de gestion et des finances dont elle ne fait pas partie. De facto, cela impacte les étages inférieurs en brouillant la chaîne des responsabilités.

Rendre le Mudam plus attractif au niveau national et international. »Communiqué du musée

Suite à la lettre anonyme, la directrice n’a pas accepté notre demande d’interview. De même, le vice-président du conseil d’administration Philippe Dupont que nous avons contacté estime que «ce sont des choses internes que nous allons régler en interne et pas sur la place publique». Il faut donc s’en tenir à l’énigmatique «nous» du communiqué.

Celui-ci explique les tensions par le fait que «le Mudam traverse actuellement une importante phase de transition et de changement pour le rendre plus attractif au niveau national et international». Il précise que «le musée ambitionne entre autres d’élargir les programmes 2020/2021 actuellement en préparation. Les équipes fournissent un travail considérable avec ces nouveaux objectifs à atteindre. Voilà pourquoi nos priorités sont de continuer à mettre l’accent sur les nouvelles embauches et d’assurer des efforts accrus en communication interne pour accompagner la période de changement actuelle».

Le programme artistique de cette année, que l’on peut saluer pour sa qualité, s’inscrit globalement dans la continuité de la ligne des prédécesseurs de Suzanne Cotter. C’est dans dix-huit mois que les choses pourraient prendre une autre tournure.

Entre ambition artistique et contraintes logistiques

Suzanne Cotter est en train de l’expérimenter à ses dépens: le poste de directrice du Mudam est une fonction hautement exposée. Vingt-deux ans après l’ouverture du Casino Forum d’art contemporain, douze ans après celle du Mudam, l’art contemporain s’est fait une place dans le pays mais les polémiques virulentes autour de la «Lady Rosa of Luxembourg» de Sanja Iveković (2001) ou des Cloacas de Wim Delvoye (2007) ont laissé des traces. Les réactions au démantèlement de la Chapelle du Mudam en sont aussi une manifestation. On peut y voir le signe de la vitalité du débat artistique dans l’espace public. Ou un risque de pressions sur la ligne artistique pour s’en tenir au politiquement correct.

Suzanne Cotter est en train de l’expérimenter à ses dépens: le poste de directrice du Mudam est une fonction hautement exposée. (Photo: Matic Zorman)

L’actuelle directrice ne pouvait ignorer que les deux premiers directeurs sont partis avant la fin de leur deuxième mandat marqué par des dissensions avec une partie de leur conseil d’administration (en partie renouvelé début 2016). Les désaccords portaient sur la ligne artistique, jugée trop exigeante et trop «contemporaine» pour attirer un large public, mais aussi sur la gestion financière.

En 2013, un audit interne avait été demandé par les administrateurs à un consultant spécialiste de la scène muséale, Lordculture. Ses conclusions globalement positives et le soutien sans faille du président du Conseil de l’époque, Jacques Santer, avaient permis à Enrico Lunghi d’être reconduit dans ses fonctions au 1er janvier 2014 pour un deuxième mandat. Mais Lordculture pointait aussi du doigt plusieurs leviers pour redresser les finances du musée, fragilisées notamment par des frais de fonctionnement sous-évalués. A tel point que cette année-là, après des coupes budgétaires décidées par le nouveau gouvernement, le budget d’acquisition de la collection de 620.000 euros avait dû être désanctuarisé pour faire face aux dépenses courantes.

Depuis, l’État a mis la main à la poche pour soutenir le Mudam. Sa dotation – qui représente en moyenne 85% des revenus du musée – a été revue à la hausse pour atteindre 7,1 millions d’euros en 2018, contre 5,1 millions d’euros en 2007 (une hausse de 18% sur la période, hors inflation).

Des verrous qui ont sauté

Concernant le volet artistique, le rapport plaidait pour faire moins de petites expositions et davantage de grandes expositions de prestige pour parvenir à «une meilleure visibilité de la marque» tout en allégeant la charge de travail des équipes scientifiques et techniques. Il suggérait une «saisonnalité» dans la programmation, idée reprise par Suzanne Cotter pour 2019 et qui se décline autour des saisons hiver/printemps, printemps/été et automne/hiver.

Le départ d’Enrico Lunghi semble par ailleurs avoir fait sauter des blocages pour «optimiser la gestion» et «augmenter la rentabilité» du Mudam, pour reprendre la terminologie de Lordculture.  Afin d’améliorer les résultats d’exploitation du musée, le rapport incitait à développer les activités commerciales que sont la billetterie, la boutique, le café-restaurant, le mécénat et la privatisation des espaces. C’est dans cette optique que l’accès au Mudam a été repensé pour que le public puisse entrer librement jusqu’au Mudam Café.

Enlever la chapelle de Wim Delvoye répond certes à un manque de structure ad hoc pour les activités pédagogiques, déploré par Lordculture, mais il faut noter aussi que cela donne accès à un deuxième coin cuisine dans un bâtiment que Ieoh Ming Pei a conçu comme un joyau d’architecture sans penser à l’intendance. Impossible d’organiser des réceptions de prestige à partir du seul espace sans backstage du Mudam Café. La pratique est courante dans la plupart des institutions muséales internationales qui cherchent à diversifier leurs revenus. Mais qui pourra en profiter et surtout avec quelles garanties que cela n’impacte pas la programmation artistique? Le risque d’un détournement de cette institution publique à des fins privées alimente de manière récurrente les suspicions.

La question de la gouvernance

Tout cela soulève in fine la question de la gouvernance du Mudam, institution culturelle construite par l’État et financée à 85% par les finances publiques, mais qui est gérée par une Fondation privée créée en 1998. Ce statut devait permettre d’attirer des mécènes pour soutenir le développement du musée mais l’impact est resté limité (en moyenne 6% du budget).

À ce jour, le gouvernement n’est représenté que par une seule administratrice, la conseillère au ministère de la Culture Catherine Decker, sur un Conseil d’administration réduit actuellement à huit membres et un comité de gestion et des finances composé de sept personnes. Une différence de taille par rapport à la Philharmonie, Neimënster ou la Rockhal qui sont des établissements publics. Dans leurs conseils siègent des représentants du ministère de la Culture et l’Inspection des finances, voire également des Bâtiments publics. Leurs dépenses sont scannées par la Cour des comptes.

Le fonctionnement de la Fondation du Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean a été précisé par la Convention avec l’État du 27 avril 2006. Le ministère de la Culture a un droit de regard sur le budget et les comptes annuels qui sont aussi publiés au Registre du commerce et des sociétés. Il désigne jusque deux tiers des administrateurs, parmi lesquels le président et un vice-président. Mais en dehors du respect des statuts, l’État n’est en principe pas là pour fixer les priorités. Ouvrir ou fermer le robinet de l’enveloppe budgétaire est un moyen d’action certes efficace, mais on peut se demander s’il est suffisant compte-tenu de la complexité de la gestion d’une institution muséale.

La question des chiffres de fréquentation ou de résultats financiers ne sont pas la priorité. »Sam Tanson, ministre de la Culture

Après un certain laisser-faire lorsque les libéraux Maggy Nagel et Xavier Bettel étaient aux commandes du ministère de la Culture, la nouvelle ministre Sam Tanson (déi Gréng) semble décidée à se pencher de plus près sur le mode de fonctionnement du Mudam. La lettre anonyme a été suffisamment prise au sérieux pour être mise à l’ordre du jour de sa rencontre prévue avec la commission de la Culture de la Chambre des députés le 17 janvier. La nouvelle ministre a aussi rencontré la directrice du Mudam, «dans le cadre de sa prise de contact avec les responsables des institutions culturelles», précise-t-elle, et eu un entretien avec le vice-président du musée, Philippe Dupont, pour lui demander de soutenir la directrice dans le processus de retour au calme. «Il y a un malaise et il faut l’entendre. Pour moi, l’urgence est de rassembler l’équipe du musée et que celui-ci retrouve sa sérénité. C’est essentiel pour qu’il fonctionne. La question des chiffres de fréquentation ou de résultats financiers ne sont pas la priorité», nous a-t-elle indiqué, regrettant ces remous «préjudiciables à l’image de l’institution».

Elle souhaite également que soit faite une analyse sur la possibilité de transformer cette Fondation privée en établissement public, mais «cela dans le cadre général d’une réflexion sur la gouvernance des institutions culturelles », dit-elle. Il s’agit des points 12 et 13 du «Kulturentwicklunsgplan». Selon l’agenda du KEP, l’étude devrait être lancée durant le second semestre 2019. A ce stade, Sam Tanson reste prudente : «Je ne suis pas sûre que le statut d’établissement public aurait évité le malaise actuel.»


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