Un projet de transformation numérique de la Post avec un partenaire chinois a du plomb dans l’aile. Reporté deux fois, son lancement est prévu en novembre. Le choix de la société «Whale Cloud» et le contrat soulèvent des questions au-delà des doutes sur ses coûts.
Le groupe Post Luxembourg n’a pas fermé toutes les portes aux équipementiers chinois de télécommunication, après l’éviction en 2020 de Huawei pour la fourniture d’une partie du réseau 5G luxembourgeois. L’opérateur historique continue de travailler avec «Whale Cloud», anciennement «ZTE Soft Technology», pour la refonte totale de ses systèmes, procédures et processus du métier télécom. ZTE Soft était la filiale du géant chinois des télécommunications «ZTE».
Le projet est stratégique pour l’avenir du groupe Post qui cherche à s’ouvrir des marchés en Europe grâce au déploiement de la 5G et à faire des gains de productivité. Pour autant, le choix du partenariat avec ZTE et l’envergure du projet de transformation numérique interrogent à plusieurs titres.
Risque de piratage et d’infiltration
Sur le plan de la géopolitique d’abord. Le fait de confier un marché aussi critique en termes de sécurité à cette entreprise peut interpeller. Suspecté de connivence avec le pouvoir de Pékin et sous l’aiguillon des Etats-Unis, ZTE a été mis au ban des nations occidentales, à l’instar de Huawei. L’explication du bannissement tient aux risques de piratage, d’espionnage des données et d’infiltration des agents chinois dans des infrastructures jugées critiques pour la sécurité nationale. «A notre connaissance, la société Whale Cloud Technologies n’a jamais fait l’objet de sanctions par les Etats-Unis», se défend le service presse de Post vis-à-vis de Reporter.lu.
Nous nous laissons menotter par ZTE. C’est dangereux pour une entreprise systémique comme Post (…). »Une source proche du dossier
Sur le plan technique aussi, le très ambitieux projet de transition digitale des services télécom et ICT de Post n’est pas un long fleuve tranquille. Toutefois, les difficultés tiennent plus à l’organisation des services de Post (avec peu de transversalité) et à sa gouvernance qu’à la nationalité du fournisseur. Tout ne se passe pas aussi vite et aussi bien que prévu dans la transformation numérique de la branche Telecom et ICT de l’opérateur luxembourgeois, qui assure l’essentiel du chiffre d’affaires et qui emploie quelque 800 personnes.
En interne, Claude Strasser, le directeur général de Post montre d’ailleurs des signes d’impatience. Le projet de transformation numérique baptisé «Tetra» sur lequel l’entreprise travaille depuis trois ans avec Whale Cloud, accumule les retards et les déconvenues. Après deux reports, le «go-live» de «Tetra» est prévu le lundi 7 novembre 2022. Toutefois, un troisième décalage n’est pas exclu. «Les tests menés jusqu’à présent ne passent pas très bien», assure une source proche du dossier qui requiert l’anonymat.
Un fournisseur comme les autres?
Le service des relations presse de Post confirme les reports et la nouvelle échéance du lancement: «Nous visons actuellement une mise en production au 4e trimestre 2022», indique un des porte-paroles. Post minimise l’importance des Chinois dans l’implémentation de sa stratégie digitale: «La société Whale Cloud Technologies (anciennement ZTE Soft à ne pas confondre avec ZTE Corporation) est un fournisseur, certes important, parmi d’autres contribuant au programme ‘Tetra’», indique son service presse.
La relation d’affaires avec l’équipementier chinois remonte officiellement à 2015/2016, alors que ZTE travaillait déjà à la digitalisation d’une plateforme des services de mobile de sa filiale Join. Post reprend le projet à son compte sous le nom de «Möbius», en se débarrassant au passage de son précédent prestataire, l’Israélien AM-Docs. Sa plateforme est alors jugée peu performante et mal adaptée aux besoins de Post, qui n’a alors d’yeux que pour ZTE.

Initialement, le marché avec les Chinois porte sur la mise en place d’une plateforme informatique de gestion et de rationalisation couvrant l’aspect commercial des services de télécommunications fixes et mobiles (prise de commandes, facturations, gestion des abonnements, etc). Le contrat se limite alors à la «couche BSS», pour Business Support Systems, soit pour schématiser l’interface commerciale des services télécom.
Une plateforme télécom comprend trois couches: la couche BSS pour la gestion des offres commerciales – les packages par exemple – ou la facturation; la couche OSS – Operations Support Systems – pour l’activation des forfaits et des lignes téléphoniques et la couche réseautique, qui comprend notamment les antennes.
Incertitudes sur les coûts
A l’issue d’un appel d’offres entre 2015 et 2016, ZTE Soft est donc retenu pour la couche BSS. AM-Docs, qui a été le fournisseur de Post pour la partie mobile du système entre 2012 et 2018, vise aussi le marché avec des équipements Nokia. Toutefois, son offre à une vingtaine de millions d’euros n’est pas jugée compétitive. Selon les informations de Reporter.lu, non confirmées par Post, les Chinois auraient mis 13 millions d’euros sur la table pour remporter ce premier marché.
Les Chinois sont une obsession. C’est un peu comme si un utilisateur de PC refusait de travailler sur Word parce que cela dépend de Microsoft. »
Un des consultants du projet Tetra
Fin 2018, l’opérateur historique étend le contrat initial avec ZTE à la couche OSS, mais il le fait sans appel d’offres, ni cahier des charges. Post ne communique pas sur les surcoûts de l’extension. «Personne ne sait très bien ce que ça va coûter», avance un proche du dossier. Selon les informations de Reporter.lu, les engagements financiers déployés pour accomplir la transition digitale dépasseraient les 100 millions d’euros. Ces montants comprendraient aussi le contrat inachevé avec AM-Docs.
A l’époque ZTE est un fournisseur comme les autres et son produit ZSmart a bonne réputation. Sa solution doit permettre à l’opérateur luxembourgeois de faire la convergence entre ses services et marchés de téléphonie fixe, de mobile, d’Internet et de TV. Möbius est présenté comme un des piliers de la stratégie digitale de l’entreprise. Mais au stade actuel, la convergence complète fixe/mobile reste inachevée. La facturation de la téléphonie fixe continue par exemple de tourner sur un vieux système, ICMS. Cette plateforme remonte à 1997. Elle aurait déjà dû être «décommissionnée» fin 2021, selon le rapport de conformité 2020 de Post Technologies que Reporter.lu a consulté.
Projet repositionné sans cahier des charges
Il n’y a pas eu de communication officielle, côté luxembourgeois, sur le méga-contrat avec les Chinois ni sur son repositionnement. Depuis trois ans, une vingtaine de consultants chinois s’affairent dans les locaux de Post à la Cloche d’Or pour lui donner sa consistance.
Whale Cloud/ZTE se montre plus bavard que les Luxembourgeois sur la nature et l’envergure de ce partenariat stratégique: «Whale Cloud apportera un soutien total à Post Luxembourg pour la 5G, le cloud et les stratégies d’exploitation numérique, tandis que Post Luxembourg s’appuiera sur ZSmart comme plateforme offrant des services numériques et fera avancer la stratégie nationale de numérisation industrielle comme les services publics, la santé et le transport», explique un communiqué du 10 juin dernier.
«Je suis admiratif de l’engagement à long terme dont ont fait preuve les collaborateurs et encore plus de leur capacité à surmonter les moments difficiles», se vante pour sa part Pierre Zimmer, le directeur général adjoint de Post, cité dans le communiqué. Le dirigeant salue «la richesse de ZSmart (qui) nous met en position de concevoir des produits innovants qui étaient hors de portée sur les anciennes plateformes».
Défiance à l’égard des Chinois
Pierre Zimmer est toutefois dans l’anticipation des promesses de gain d’efficacité du service client (+30%), de rapidité de traitement (+60%) et de temps de mise sur le marché de produits (+25%) célébrées par le même communiqué de Whale Cloud. Car les gains de productivité indiqués ne seront valables que si l’outil est complètement intégré. Or, c’est au niveau de la migration de toutes les données que le projet tarde à avancer et que deux reports sont déjà intervenus. «La solution est là, mais il est difficile d’aller en production car, malgré trois ans de travail des équipes pour la migration, des problèmes se posent pour extraire les données et les transférer sur la nouvelle plateforme», raconte à Reporter.lu un des consultants qui a travaillé sur le projet.

Le retard à l’allumage de «Tetra» s’explique aussi par la défiance d’une partie des équipes techniques de l’opérateur historique sur le choix de ses dirigeants d’avoir confié à un seul et même fournisseur l’OSS et le BSS, c’est-à-dire l’entièreté des processus, de la commande d’un produit jusqu’à son activation dans les équipements.
«Nous nous laissons menotter par ZTE. C’est dangereux pour une entreprise systémique comme Post, car si un jour ZTE arrête son support sur son produit (ZSmart, ndlr), les coûts seront énormes pour trouver un autre fournisseur», explique une source proche du dossier. «Les réticences viennent de Post Telecom, ses ingénieurs ont des entonnoirs sur la tête», déplore pour sa part un consultant. «Les Chinois», dit-il, «sont une obsession. C’est un peu comme si un utilisateur de PC refusait de travailler sur Word parce que cela dépend de Microsoft».
Zones d’ombre sur le cloud d’Alibaba
Post défend également la solution ZSmart et les avantages de l’intégration des couches OSS et BSS qui «correspond aux meilleures pratiques du marché dans le domaine des télécom», selon son service presse. L’entreprise ne craint pas non plus le risque de dépendance vis-à-vis de son prestataire chinois: «La société Whale Cloud Technologies est essentiellement développeur d’applicatifs et ne gère pas l’infrastructure BSS/OSS, ni le réseau», fait encore valoir le porte-parole de Post Luxembourg.
Il n’appartient pas au ministère d’approuver des contrats signés par le groupe Post ou l’une de ses entités qui relèvent de la responsabilité du management. »Ministère de l’Economie
Pour autant, tous les doutes ne sont pas définitivement levés sur les interconnexions et les interdépendances entre Luxembourg et Pékin. Le lieu d’hébergement de la plateforme ZSmart est notamment un sujet de discussion entre les dirigeants de Post et ceux de ZTE. «ZTE travaille avec le cloud d’Alibaba», signale un consultant, ce qui est confirmé par le groupe chinois dans son communiqué du 10 juin dernier: «Grâce au cloud d’Alibaba Apsara, Post peut accélérer sa transformation numérique avec des capacités du cloud».
Sollicité par Reporter.lu, Post nuance l’information: «L’infrastructure sous-jacente aux couches BSS et OSS est gérée par nos propres équipes (eBRC et Post) dans un cloud privé dans nos propres data centres (eBRC)». Or, l’infrastructure sous-jacente de ZSmart tourne avec le cloud Alibaba.
«Tetra», avec ses zones d’ombre et ses retards, est un projet à haut risque pour l’actuel directeur général de Post, Claude Strasser. Le succès de la migration de la plateforme est un enjeu personnel. Longtemps le protégé de l’ancien ministre LSAP de l’Economie Etienne Schneider, qui l’avait adoubé à la tête du groupe Post en 2012, Claude Strasser a réussi à sauver sa tête à la suite du naufrage de Join et ses pertes abyssales que l’entreprise a dû éponger. «Il risque de ne pas survivre professionnellement à une nouvelle déconvenue, d’autant que ce ne sont pas les ambitions qui manquent au sein du comité de direction», pronostique un proche du dossier.
Le ministère de l’Economie refuse de s’ingérer dans les affaires du groupe Post et ne souhaite pas davantage commenter le choix controversé de ZTE. «Il n’appartient pas au ministère d’approuver des contrats signés par le groupe Post ou l’une de ses entités qui relèvent de la responsabilité du management», fait savoir le service presse de Franz Fayot (LSAP).