Derrière les affiches des manifestations qui fleurissent actuellement s’active tout un écosystème culturel qui emploie 12.200 personnes. Les aides gouvernementales lui ont permis de tenir globalement le choc de la pandémie, mais tout le monde n’a pas également profité du filet de sécurité.
Le 13 juin dernier, la salle de concerts de la rue de Hollerich, Den Atelier, est sortie du coma où elle était plongée depuis 462 jours. Une «Family Reunion» a réuni 300 personnes. Au programme: DJ, barbecue et bénédiction du Premier ministre, Xavier Bettel, ainsi que de la ministre de la Santé, Paulette Lenert, tous deux présents aux côtés de leur ami Laurent Loschetter.
Pour autant, l’heure n’y était pas encore à l’euphorie. «On a toujours aimé le risque. Mais là, on est fébrile. On a attrapé un gros rhume», observe le directeur, Michel Welter. En dépit des aides de l’État, 2020 a été «catastrophique», obligeant l’entreprise à puiser dans ses réserves. 2021 ne se profile guère mieux compte-tenu des contraintes sanitaires. Mais s’il a un genou à terre, Den Atelier entend bien se relever. Comme le proclame son site internet à propos de l’annulation de la quatrième édition du festival Siren’s Call: «It takes more than a global pandemic to bring us down».
En présentant le bilan de « Neistart Lëtzebuerg – Culture », un plan de relance mis sur pied dès le mois de mai 2020, la ministre Sam Tanson n’a pas caché que « la pandémie a accentué les vulnérabilités du secteur culturel ». Ce plan a pour ambition d’apporter «des subventions ciblées et structurelles, en repensant les modèles économiques pour répondre aux nouvelles donnes, et de construire un écosystème culturel viable».
Il faut noter que seule une partie de cet écosystème entre dans le champ de compétences du ministère de la Culture. Si les artistes, le secteur conventionné et les institutions publiques ont bénéficié de ses subsides, les entrepreneurs culturels, comme Den Atelier, n’ont pas – ou peu – directement bénéficié de son filet de sécurité. Si aides il y a eu, elles sont venues d’autres ministères. Ce qui amène à s’interroger sur l’efficacité systémique du dispositif global.
« Neistart Lëtzebuerg » a distribué cinq millions d’euros à 220 bénéficiaires individuels et institutionnels. Combien d’emplois ont-ils ainsi soutenus? Les chiffres du ministère de la Culture sont parcellaires. On note que cela a concerné 117 artistes ou intermittents du spectacle. À cela, on peut ajouter le personnel des institutions bénéficiaires.
Le total reste limité au regard des 12.200 personnes (2,6% de la population active en comptant les frontaliers) qui travaillent pour le secteur culturel d’après Eurostat. L’agence européenne recense au Luxembourg huit domaines d’activités culturelles: le patrimoine, les livres-presse-traduction, les arts visuels et métiers de l’art, l’architecture, le spectacle, l’audiovisuel et le multimédia, la publicité, l’enseignement culturel. Les entreprises de ces secteurs ne peuvent pas bénéficier des aides du ministère de la Culture.
Zone grise
Pour la plupart des entrepreneurs culturels, le soutien décisif face à la crise est venu du ministère du Travail (chômage partiel), des Classes moyennes (aides directes et frais non couverts), de certaines Communes (prise en charge de loyers), du ministère de l’Éducation (paiement anticipé à la commande des livres scolaires pour la rentrée 2020), ou encore des Médias (indemnité extraordinaire dans le cadre de la pandémie et campagnes de pub dans les journaux).
Le directeur de Den Atelier a ainsi longtemps eu le sentiment de faire partie des «laissés pour compte» de la scène culturelle avant de pouvoir bénéficier, huit mois après le début de la pandémie, de la mesure des «frais non couverts» mis en place par le ministère des Classes moyennes. «Une aide cruciale pour nous!», dit-il. Autre mesure clé: la possibilité de mettre une grande partie de son équipe de 10 personnes au chômage partiel.
Le cas des écoles de danse privées souligne la zone grise dans laquelle évoluent certains acteurs culturels, et leur exposition à un choc tel que la pandémie. D’après la présidente de la Confédération Nationale de Danse (CND) Luxembourg, Marie-Laure Neiseler, représentante d’un collectif de douze écoles privées de danse du pays, celles-ci ont perdu 40% de leurs quelque 7000 élèves depuis mars 2020. Pendant des mois, elles ont crié dans le désert et frappé aux portes des ministères de l’Économie, de l’Éducation, des Sports, de la Culture et de la Santé pour être traitées à pied d’égalité avec les Conservatoires, du point de vue des restrictions sanitaires. En vain. Il aura fallu qu’elles s’adressent fin 2020 à 13 ministres et aux différents partis politiques pour être entendues et voir les mesures sanitaires assouplies en janvier 2021. Entretemps, une école a fermé. Une autre est durablement fragilisée. Elles sont pourtant un vivier de futurs talents pour la scène artistique.
Une règle assouplie
Les mesures décidées dans le cadre de Neistart ont permis au ministère de la Culture de mettre en œuvre certaines aides directes à destination du secteur culturel marchand. Ainsi, Den Atelier a reçu une subvention exceptionnelle de 12.000 euros en tant que salle de programmation artistique. Ce montant représente «un centième des frais de notre maison», relativise Michel Welter.
Autre exemple: les galeries d’art. 31 œuvres de 15 artistes ont été achetées chez huit galeristes du pays pour un montant de 147.700 euros. Alex Reding en a été l’un des bénéficiaires. Une bouffée d’air alors que la Luxembourg Art Week, qui s’est déroulée en 2020 en version virtuelle, n’a pas attiré les acheteurs et que les foires à l’étranger ont été annulées. Nosbaum & Reding a ainsi fait un tiers de vente en moins en 2020, avec néanmoins un chiffre d’affaires stable grâce à la bonne cote des œuvres vendues.
Le volet de Neistart dédié aux investissements en faveur des musées régionaux et sites patrimoniaux à vocation touristique (pour un montant global de 1,28 millions d’euros) est également à mentionner puisqu’il va entraîner des commandes auprès des prestataires culturels.
C’est surtout l’engagement de la ministre de la Culture pour maintenir la scène culturelle ouverte – quand elle était fermée chez la plupart de nos voisins – qui est unanimement salué comme une mesure phare. Cela a soutenu indirectement toute une série d’entrepreneurs qui gravitent autour de la programmation des institutions culturelles: de la fabrication de décors à la publicité en passant par la réalisation de catalogues, la création de sites internet ou la captation vidéo de spectacles.
Des perdants et des gagnants
Au centre 1535° de Differdange, qui héberge 68 entreprises créatives employant quelque 500 personnes, Tania Brugnoni est aux premières loges pour mesurer l’impact de la pandémie sur ce secteur. La directrice de la structure dresse un bilan contrasté, reflet d’un écosystème culturel lui-même très disparate, ou coexistent de multiples métiers, statuts (indépendants, Sarl, Sarl-s, SA) et situations: «Finalement, je suis étonnée que pratiquement tout le monde a réussi à tenir la route», dit-elle. Depuis mars 2020, une seule personne a mis fin à son contrat de location au 1535° pour travailler à partir de chez elle.
D’une manière générale, la période a été très difficile pour les micro entreprises, dont le chiffre d’affaires d’avant pandémie était trop réduit pour pouvoir solliciter les aides du ministère des Classes moyennes.
Autre point faible des industries créatives: 20% d’entre-elles sont gérées par des indépendants qui ne peuvent pas bénéficier du chômage partiel. Ils ne sont pas non plus protégés par le statut d’artiste ou d’intermittent du spectacle qui offre un revenu minimum garanti.
Tania Brugnoni observe aussi que les femmes, souvent davantage mobilisées pour la garde des enfants en période de home schooling, ont été plus impactées.
Les conséquences de la pandémie se mesurent finalement d’un point de vue sectoriel. Il y a eu des perdants – l’industrie musicale, les arts du spectacle, la photographie – mais aussi des gagnants – les entreprises qui exercent dans les secteurs de la communication, la digitalisation ou le design.
Les leçons de la crise
Alors que l’étau de la crise se desserre, des réflexions se font jour pour en tirer les enseignements. La responsable du 1535° plaide pour une réévaluation du statut d’indépendant. «C’est extrêmement important pour le secteur culturel car il est fragile, directement exposé aux crises tout en devant prendre en charge à la fois la partie salariale et patronale» dit Tania Brugnoni. Que cela passe par le ministère de la Culture ou des Classes moyennes importe peu à ses yeux, «mais celui qui en a la responsabilité doit la porter complètement».
Le galeriste Alex Reding souhaite qu’on pérennise l’acquisition d’œuvres d’art luxembourgeoises auprès des galeries, en prenant pour exemple les Fonds d’acquisitions d’art contemporain qui existent en France, Allemagne ou Belgique. «Actuellement, le ministère de la Culture achète parce qu’il y a la crise. Mais il faudrait quelque chose de systémique pour que le biotope fonctionne. Cela ferait entrer davantage d’artistes nationaux dans les galeries du pays. Nous avons un vrai rôle à jouer pour soutenir leurs carrières», estime-t-il. D’après lui, seuls une quinzaine d’artistes visuels, sur la centaine d’actifs dans le pays, seraient représentés par une galerie au Luxembourg.
Pour de nombreux entrepreneurs culturels, la survie passe par une adaptation de leur stratégie. Den Atelier veut ainsi diversifier son offre (à travers la sous-traitance de la production d’événements, comme Esch 2022) ou encore développer des partenariats privé-public. «C’est plus facile d’affronter la tempête à plusieurs», dit Michel Welter. Des collaborations ont été mises sur pied avec le Trifolion d’Echternach (festivals Echterlive en juillet et E-Lake en août), le domaine thermal et la Commune de Mondorf (concert test en open air de la star Selah Sue le 24 juillet, avec 1500 spectateurs), ou encore la Coque et le Fonds Kirchberg (Festival Pond au parc du Kirchberg en septembre). Reste à espérer que la météo capricieuse ne viendra pas doucher l’enthousiasme du public, déjà refroidi par les contraintes sanitaires.
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