Médecins retraités, activistes politiques, citoyens lambda: Des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Metz pour protester contre le pass sanitaire. Témoignant d’une colère profonde, les aspirations de chacun sont variées et parfois antagonistes. Reportage.
Selon un rituel bien rôdé, les manifestants, dont très peu portent un masque, se rassemblent vers 14 heures place de la République. Deux blocs se dessinent nettement de part et d’autre d’une camionnette des gilets jaunes sur lequel s’affiche en grandes lettres «Le virus c’est le capital», tandis que la sono diffuse le reggae du chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly. D’un côté, des militants de La France insoumise (LFI) et du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), seuls partis de gauche à appeler à manifester; de l’autre, des activistes d’extrême droite réunis sous des bannières royalistes. Et puis il y a tous ceux, les plus nombreux, n’affichant aucune couleur politique et qui manifestent parfois pour la première fois de leur existence.
«De toute ma carrière, je n’avais jamais vu une telle mobilisation au cœur de l’été», reconnaît un officier de police proche de la retraite. Avec une douzaine d’autres agents, il encadre la manifestation messine de samedi dernier qui rassemble 8.000 personnes selon les organisateurs, quelque 2.000 selon les forces de l’ordre. Ce dispositif allégé tranche singulièrement avec les escadrons de corps spécialisés de la police armés de lanceurs de balles de défense qui entouraient les cortèges des gilets jaunes et des syndicats en 2018 et 2019. «Il y a eu des violences en juillet. Elles ont décrédibilisé les manifestations alors qu’il y avait 4.000 personnes derrière qui défilaient dans le calme. Mais ils ont fait le ménage dans leurs rangs et depuis ça se passe bien», précise le policier.
Le Che et le Roi de la partie
Aucun incident n’émaille la manifestation qui s’écoule pour le neuvième samedi consécutif dans les rues du centre-ville. L’ambiance est souvent festive et assurément bruyante. Inédit par l’ampleur d’une mobilisation tendant à s’étioler, ce mouvement l’est aussi par la foule qui le compose. Des antifas défilent aux côtés de royalistes. Un drapeau à fleur de lys proclamant «Dieu et le Roi» voisine avec un autre à l’effigie de Che Guevara, siglé «Hasta Siempre». Cette disparité est à l’image de la variété des motivations animant les protestataires réunis par un dénominateur commun : leur opposition au pass sanitaire et, plus largement, à la politique d’Emmanuel Macron.
La vaccination est un génocide (…). Le prix Nobel de médecine sera décerné au professeur Raoult. »Une manifestante
Pour Marlyse et Francis, tous deux retraités, la manifestation est une première. Elle était médecin. Lui était ingénieur et se qualifie désormais de «délinquant sanitaire». Ils n’opposent pas de refus de principe aux vaccins mais se méfient de «l’ARN messager, une technologie sur laquelle nous manquons de recul». Au pays de Pasteur, ce raisonnement est répété par la plupart des manifestants rencontrés samedi. «Nous sommes contre ce pass qui met la pression sur les gens et ne leur laisse pas vraiment le choix», insiste Marlyse, tout en admettant que la vaccination a fait reculer le nombre de décès dans les maisons de retraite où elle exerce encore par intermittence. Enfin, ajoutent-ils, «nous venons manifester pour nos petits-enfants car nous sommes vraiment inquiets du monde qu’on va leur laisser».
L’angoisse du déclassement social
La peur de voir les générations futures vivre plus mal que leurs aînés est partagée dans le cortège. L’angoisse d’un déclassement social et économique va au-delà du mot d’ordre du jour qui «évite de parler le l’essentiel», d‘après Jean-Claude. Ce gilet jaune de 64 ans, agent hospitalier dont la retraite «atteindra à peine 1.000 euros mensuels», bat le pavé depuis plusieurs années : «J’ai commencé par Nuit Debout et j’ai rejoint les ronds-points le 17 novembre 2018», premier jour de mobilisation des gilets jaunes. «Le progrès c’est aller vers le mieux alors que là on va toujours vers le pire. Et ce n’est pas une question de pays, c’est partout pareil. On veut faire du fric avec la vie des gens et ce pouvoir a trop de pouvoir», dit-il, exprimant sa colère contre «la primauté du profit sur l’humain», formule maintes fois entendue samedi.
Ses propos, comme ceux de Marlyse et Francis, nuancent sérieusement l’image d’un mouvement caricaturé en rassemblements d’extrême droite et de complotistes par le gouvernement et par certains médias, objets d’une égale défiance chez les protestataires. Cette perte de confiance s’explique autant par les contradictions dans la gestion de la pandémie que dans le processus décisionnel, écartant jusqu’au parlement.
Les délibérations, menées au sein d’un conseil de défense sanitaire présidé par Emmanuel Macron, sont couvertes du sceau du secret-défense pendant plusieurs décennies. Pour le pass sanitaire, le gouvernement a témoigné des mêmes errements que pour les masques et les tests. Totalement exclu en décembre par le président de la République, il est devenu obligatoire en mai pour les rassemblements de plus de 1.000 personnes, puis étendu aux réunions de plus de 50 personnes. En août, il a été généralisé à la fréquentation des lieux de loisirs ainsi qu’aux visites dans les hôpitaux et aux personnels travaillant dans les entreprises et administrations accueillant du public. Il en résulte un sentiment de discrimination entre vaccinés et non vaccinés, tandis que des professionnels, à l’exemple des restaurateurs et cafetiers, sont enjoints d’exercer un contrôle numérique sur leurs clients.
Résurgence de l’antisémitisme
De quoi alimenter les fantasmes complotistes d’une partie de la population. Gérard, artisan quinquagénaire, nie la réalité du covid : «Il n’y a aucun mort, j’ai un dossier qui le prouve», avance-t-il, alors que la première vague de la pandémie a durement frappé la région Grand Est, l’une des plus endeuillées de France (10.369 décès recensés au 11 septembre par l’Agence régionale de santé). Pour Laurence, jeune trentenaire, «la vaccination est un génocide». Elle s’exalte à l’idée que «le prix Nobel de médecine sera décerné au professeur Raoult». Mais à vrai dire, ce type de propos s’avère très minoritaire parmi la quarantaine de personnes avec lesquelles nous avons échangé.
Ces allégations sont relayées par une partie de l’extrême droite. Le Rassemblement national, tout à sa stratégie de dédiabolisation, se distancie formellement du mouvement. Samedi, à Metz, l’espace est dès lors occupé par un bloc compact d’une cinquantaine de royalistes et catholiques intégristes, un courant marginal dans la société française, voyant dans ces manifestations l’opportunité de gagner en visibilité.

Alain, un quadragénaire portant un drapeau à fleur de lys est venu de Meurthe-et-Moselle. Il dénonce tour à tour «la dictature numérique» et la «mainmise de l’Europe sur la France». Au fil de la discussion, son discours devient plus nébuleux. Il accuse Emmanuel Macron de vouloir «instaurer une dictature communiste» et date «le déclin de la France du jour où on a permis à certains de toucher des intérêts sur l’argent qu’ils prêtent…».
L’antisémitisme est presque explicite. Avec ses acolytes il scande «liberté pour Cassandre», du nom de Cassandre Fristot. Cette ancienne élue FN était jugée mardi à Metz pour provocation à la haine raciale après avoir brandi, le 7 août, une pancarte avec la question «Mais qui?», slogan devenu emblématique d’un antisémitisme résurgent dans le discours public. Comme un pied de nez, en amont du cortège, des manifestants entonnent La Carmagnole, l’hymne antiroyaliste des sans-culottes durant la Révolution française.
A l’opposé du spectre politique, un groupe d’antifas, vêtus de noir, visages en partie dissimulés, martèlent leur chant anticapitaliste, appuyé par des militants de Sud, le seul syndicat officiellement engagé au niveau national dans les manifestations anti-pass. Par instant, les jeunes anarchistes s’extirpent du défilé pour arracher des autocollants apposés sur du mobilier urbain et comparant la vaccination à un génocide. «C’est n’importe quoi», dit sèchement l’un d’eux.
Solidarité avec les soignants
Samedi, tout un chacun entend marquer sa solidarité avec le personnel médical dont la vaccination devient obligatoire ce 15 septembre. La loi prévoit la suspension sans rémunération des récalcitrants, une procédure pouvant aboutir à leur licenciement en cas de refus réitéré. «On veut nous obliger mais nous n’avons pas confiance car nous voyons trop de cas de complication avec ces vaccins, des thromboses notamment», rapportent Aurore et Laurence, infirmières dans un laboratoire d’analyse médicale à Metz. Requérant l’anonymat pour d’évidentes raisons, un infirmier exerçant dans un hôpital de la région affirme avoir trouvé la parade : «Un médecin m’a fourni un certificat médical de complaisance qui me dispense de vaccination et je ne suis pas seul dans ce cas.»
Le progrès c’est aller vers le mieux alors que là on va toujours vers le pire. Et ce n’est pas une question de pays, c’est partout pareil. »Un manifestant
L’obligation vaccinale des soignants préoccupe aussi Jean-Hugues Nyalendo, tête de liste LFI aux élections municipales à Metz en 2020. Il estime «qu’il faut convaincre les soignants de se faire vacciner plutôt que de les forcer». Avec d’autres «insoumis», il participe aux manifestations pour dénoncer l’instauration d’un passe-sanitaire «qui crée deux types de citoyens et est révélateur du caractère autoritaire du pouvoir de Macron». S’il s’agit par ailleurs de ne pas laisser le terrain à l’extrême droite, les militants LFI entendent aussi, dans ces manifestations, envoyer un message aux abstentionnistes, stratégie ouvertement revendiquée par Jean-Luc Mélenchon, leur chef de file et candidat à la présidentielle d’avril 2022.
Arrivé rue Serpenoise, la grande artère commerçante de la ville, une trentaine de manifestants bloque longuement le défilé pour former une ronde au son de «On veut danser encore», chanson de l’artiste français HK, reprise dans de nombreux pays lors de mobilisations contre les restrictions de libertés liées à la pandémie. Un moment de grâce et de fraternisation avant la dispersion. Mais ne présageant rien de l’agenda politique à venir, tant l’unité inscrite en lettres capitales sur nombre de pancartes s’avère mince. Incontestablement, l’an prochain, au moment de voter, les manifestants de samedi ne glisseront pas tous la même enveloppe dans l’urne.