Après avoir prononcé une amende record contre la banque Edmond de Rothschild en 2017, la CSSF prend une mesure exceptionnelle. Elle interdit à un ancien dirigeant d’exercer des fonctions dans le secteur financier pendant dix ans en raison de son implication supposée dans le scandale 1MDB.
Même en mode télétravail, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) ne chôme pas pendant la crise sanitaire. Le régulateur a communiqué vendredi 27 mars une décision qui fera date dans l’histoire de la place financière luxembourgeoise: Marc Ambroisien, qui a dirigé la banque Edmond de Rothschild Luxembourg entre 2012 et 2015, n’a plus le droit d’exercer de fonctions dans le secteur financier. Et ce pendant dix ans.
Raisons invoquées: les manquements de l’ancien dirigeant à ses obligations de «mettre en place un solide dispositif de gouvernance interne et une gestion saine et prudente des risques». Il lui est aussi reproché d’avoir fermé les yeux sur le respect par son établissement de crédit de ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment et de financement du terrorisme.
Pas une sanction mais une mesure prudentielle
La mesure est exceptionnelle à plus d’un titre, à commencer par la durée de l’interdiction. Dix ans pour un professionnel du secteur financier qui affiche la soixantaine, c’est le condamner soit à changer de métier jusqu’à ce qu’il puisse faire valoir ses droits à la retraite, soit à renoncer à toute activité.
Même s’il ne s’agit pas d’une «sanction» à proprement parler, mais d’une «mesure prudentielle», la décision est rude pour celui qui a toujours nié son implication dans le scandale 1MDB, du nom d’une affaire de détournement et de blanchiment autour du fonds souverain malaisien du même nom. L’affaire a rejailli à Luxembourg, notamment à la banque Edmond de Rothschild où a été découverte une partie des avoirs détournés par des intermédiaires.
Il s’agit d’une affaire très importante pour la justice américaine, raison de plus pour le Luxembourg de se montrer proactif. »Un proche du dossier.
Vu sous l’angle des droits de l’homme, c’est sans doute la «peine» la plus lourde qu’un régulateur est en mesure d’infliger à une personne physique qui tombe sous sa surveillance, au risque sinon de se faire épingler par la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Le caractère inédit de la décision est également documenté par le fait que le nom de Marc Ambroisien soit cité, alors qu’en règle générale, la CSSF ne fournit pas dans ses communications publiques les noms des personnes physiques qu’elle épingle (elle communique uniquement les noms des personnes morales, c’est-à-dire les établissements financiers), par crainte de la stigmatisation dans un pays où tout le monde se connaît, ou presque.
Exercice ardu et double couche
Le régulateur a probablement jugé le cas Ambroisien suffisamment grave pour déroger à ses pratiques habituelles en faisant cet étalage public. Dans le cas de l’ancien administrateur délégué de Rothschild, l’exercice s’est avéré particulièrement ardu, car la banque a déjà été sanctionnée en 2017 dans l’affaire 1MDB. La CSSF a donc rajouté une couche en punissant les défaillances de l’ancien dirigeant «constatées individuellement».
La lenteur avec laquelle le dossier Ambroisien a été instruit par la CSSF tient à la difficulté de l’exercice, car il a fallu lui imputer personnellement des actes répréhensibles et non pas à son employeur, qui a d’ailleurs déjà payé le prix fort pour ses défaillances dans le dossier 1MDB.
Il y a trois ans, l’établissement avait en effet écopé d’une pénalité financière record de 8,99 millions d’euros pour ses manquements à «son obligation de mettre en place un solide dispositif de gouvernance interne» touchant entre autres à sa politique de conformité et au respect de ses obligations en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment. La banque avait fait profil bas et avait payé l’amende sans sourciller, prenant acte de la mesure, sans la contester devant les juridictions administratives comme la loi l’y autorise pourtant.
Marc Ambroisien, pour sa part, n’a pas l’intention d’accepter sa mise à mort professionnelle sans réaction.
Contacté par REPORTER, l’un de ses avocats, Me François Brouxel, annonce l’intention de son client de faire un recours de la décision du 27 mars devant le tribunal administratif. «Nous allons interjeter appel», explique Me Brouxel. «Il n’est pas reproché à M. Ambroisien, ajoute-t-il, d’avoir violé une quelconque réglementation mais de ne pas avoir insufflé une culture du compliance». «Or, poursuit l’avocat, il n’a été CEO de la banque que pendant 3 ans et sous son mandat, tous les audits et autres inspections menés ont toujours été très positifs».
Bouc émissaire
Manière pour l’ancien banquier de renvoyer la responsabilité des défaillances sur la banque, sur les auditeurs, voire sur le régulateur lui-même. La CSSF ne craint pas cette hypothèse. «Ce sera l’occasion de mettre les choses sur la place publique», fait savoir une source proche du dossier qui requiert l’anonymat.
Dans un entretien au Wort en 2017, Ambroisien se décrivait comme «un bouc émissaire, voire un fusible». Il rejetait les soupçons de blanchiment et de détournement de fonds publics pesant contre lui.
L’ex-banquier et Rothschild sont au cœur d’une enquête judiciaire initiée en 2016 par le Parquet général contre inconnus à la suite de révélations de médias français sur les détournements allégués au préjudice du fonds 1MDB. «La procédure pénale a été ouverte et est menée pour blanchiment (article 506-1 du code pénal) de fonds susceptibles d’émaner du détournement de deniers publics (article 240 du code pénal)», indiquait un communiqué de l’administration judiciaire.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la CSSF s’est contentée de mettre en cause l’honorabilité professionnelle de Marc Ambroisien, se gardant bien de lui infliger une sanction administrative afin de ne pas compromettre l’enquête pénale le visant implicitement, selon le principe de «Non bis in idem», soit de ne pas condamner par deux fois une même personne. Le régulateur veut en effet éviter le risque que les poursuites sur le plan judiciaire ne tombent parce que l’homme aurait déjà été puni sur le plan administratif.
L’instruction a été confiée à la juge Martine Kraus. Le communiqué de l’administration judiciaire précisait que l’enquête faisait «suite à des indices concrets concernant le détournement de fonds issus de sociétés détenues par l’Etat malaisien, par le biais de différentes sociétés off-shore disposant de comptes à Singapour, en Suisse et au Luxembourg.»
Détournement de 472 millions de dollars
L’enquête luxembourgeoise cherche à retracer l’origine et le parcours de virements entre 2012 et 2013 pour 472 millions de dollars, qui ont atterri sur un compte de la Rothschild via une société off-shore en lien avec un richissime ressortissant émirati, Khadem Al Qubaisi, soupçonné de complicité dans le scandale 1MDB. Le client aurait été recommandé par la branche parisienne du groupe Rothschild. Il est reproché à la banque luxembourgeoise d’avoir fait preuve de légèreté dans l’acceptation de ce client et dans la vérification de l’origine de ses fonds.
L’enquête pénale avait pris un tour spectaculaire en juin 2016 avec la perquisition du siège de Rothschild au Limpertsberg par une armée de policiers. Marc Ambroisien fut également entendu pour la première fois par la Police judiciaire à cette époque. Il a été entendu à d’autres reprises par les policiers, mais sans jamais avoir été formellement inculpé.
Depuis lors, l’enquête se fait dans la discrétion et dans la lenteur. Le 21 mai dernier, François Prum, l’avocat de Marc Ambroisien, a relancé la juge d’instruction pour s’enquérir de l’avancée du dossier. Le lendemain, Martine Kraus avait répondu qu’elle attendait le rapport des enquêteurs au plus tard pour le 1er novembre 2019 avant de procéder à l’éventuelles inculpations. Or, rien n’a bougé depuis l’automne dernier sur le plan pénal.
Goldman Sachs à l’amende
L’unité de façade qui était encore de mise en 2015 entre la banque et son ancien dirigeant avant que le volet luxembourgeois du scandale 1MDB ne soit révélé par un média français, a volé en éclats. Après son départ en 2015 de la direction de la banque, Marc Ambroisien n’avait pas coupé les ponts avec son employeur. Il était en effet lié à la banque Edmond de Rothschild par un contrat d’agent lié, une position qui lui permettait de gérer depuis l’extérieur le patrimoine de gros clients, comme Khadem Al Qubaisi.
Or, après les révélations de l’affaire du fonds malaisien et de son prolongement au Luxembourg, Edmond de Rothschild a rompu brutalement son contrat avec Ambroisien. Ce dernier a porté l’affaire devant le Tribunal de commerce pour rupture abusive. En 2017, les juges ont toutefois choisi de ne rien faire en attendant que la procédure pénale arrive à son terme, invoquant l’adage bien connu selon lequel le pénal tient le civil en l’état.
Les Etats-Unis scruteraient avec beaucoup d’attention le développement luxembourgeois du dossier 1MDB. «Il s’agit d’une affaire très importante pour la justice américaine, raison de plus pour le Luxembourg de se montrer proactif», affirme un proche du dossier.
Impliquée dans le cheminement de l’argent détourné du fonds malaisien, la banque Goldmann Sachs est en train de négocier avec le département de la justice US les modalités d’une amende de 2 milliards de dollars. Selon le Wall Street Journal, le géant financier états-unien serait d’accord pour payer les pénalités financières élevées mais il rechignerait en revanche à plaider coupable.
Le scandale 1MDB : De quoi s’agit-il et quel est le rapport avec le Luxembourg ?
- Plusieurs milliards d’euros ont été détournés du fonds souverain public malaisien « 1MDB » (pour « 1 Malaysia Development Berhad »), une partie de l’argent a transité par le Luxembourg.
- 472,5 millions de dollars ont atterri en 2012 sur un compte de la banque Edmond de Rothschild basée à Limpertsberg.
- La Commission de Surveillance du secteur financier luxembourgeois (CSSF) a condamné Edmond de Rothschild (Europe) à une amende record de neuf millions d’euros pour «manquement à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme».
- La Justice américaine a inculpé en novembre 2018 les premières personnes dans le cadre de ce scandale. Il s’agit de l’homme d’affaires malaisien Jho Low, proche de l’ancien Premier ministre, et de deux banquiers de Goldman Sachs.
- L’enquête judiciaire est toujours en cours au Luxembourg.
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