La maison-mère de «Russia Today» a introduit un recours contre le refus que le Premier ministre lui a opposé à son projet de chaîne de télévision sous licence luxembourgeoise. Mais le dossier est en mode pause, car la chaîne pro-Kremlin ne trouve plus d’avocat pour la défendre.
Sur le front des médias, Moscou est aussi passé à l’offensive pour faire entendre sa voix, alors que tous les canaux en Europe lui ont été fermés à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février dernier. Dimanche 27 février, Ursula von der Leyen annonçait sa décision de bannir les chaînes d’information «Russia Today» (RT) et «Sputnik» du paysage audiovisuel de l’UE. La présidente de la Commission n’avait pas de mots assez durs pour décrire «la machine médiatique du Kremlin»: «Les médias d’Etat Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union. Nous développons donc des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe», expliquait-elle alors.
Dans le même temps, tous les câblo-opérateurs occidentaux fermaient leur accès à la chaîne présentée comme «la télé de Poutine» en raison de la propagande en faveur du maître du Kremlin qu’elle relaye à l’antenne.
Boycott occidental
Le 28 février, «Post Group», exploitant d’un bouquet de chaînes numériques, supprimait, après consultation «des autorités nationales compétentes», c’est-à-dire le Service des médias et des communications (SMC) du ministère d’Etat et l’Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel (ALIA), la diffusion de «certaines chaînes de télévision russes». A Betzdorf, la «SES» leur avait aussi fermé l’accès à ses satellites.
Six mois plus tôt, le Luxembourg avait claqué une autre porte au média de l’Etat russe. Le SMC avait en effet refusé, le 14 août dernier, d’instruire la demande de licence de diffusion par satellite de la version germanophone de RT. La manœuvre du Premier ministre Xavier Bettel (DP) s’apparentait alors à un «non» diplomatique et pragmatique. Pour ne pas heurter frontalement Moscou, les autorités luxembourgeoises se déclaraient incompétentes pour traiter la demande de licence et renvoyaient, un peu comme une patate chaude, le dossier au régulateur de l’audiovisuel à Berlin.
Or, en Allemagne, le média russe n’avait pas obtenu d’autorisation en raison de la législation sur l’audiovisuel imposant à tous médias d’information une indépendance par rapport à un Etat, ce qui n’est pas le cas de RT. D’où la décision des Russes de se tourner vers des juridictions réputées plus consensuelles en matière audiovisuelle. Le dévolu tomba sur le Luxembourg.
La patate chaude à Berlin
Juridiquement parlant et conformément à la directive européenne sur la TV sans frontière, «RT Deutsch» remplissait pourtant toutes les conditions d’octroi d’une licence luxembourgeoise. Car la compétence de régulation et d’autorisation d’une chaîne originaire d’un Etat tiers – ici, la Fédération de Russie – est conditionnée par le lieu d’établissement de son diffuseur par satellite, en l’occurrence la SES, qui a son quartier général à Betzdorf.
Officiellement, la demande de licence avait été introduite par «ANO TV-Novosti» à Moscou. Toutefois, les autorités luxembourgeoises ont commodément considéré que l’émetteur d’origine avait son établissement à Berlin, ce qui leur a permis d’opposer une fin de non-recevoir aux Russes. «La notification a été faite par ANO TV-Novosti à Moscou, donc un émetteur de pays tiers, mais c’était de la poudre aux yeux, car le réel établissement de la chaîne est à Berlin», expliquait alors Thierry Hoscheit, président de l’ALIA, dans un entretien à Reporter.lu.
Dans un communiqué du 14 août dernier, le service presse de Xavier Bettel faisait savoir que la juridiction compétente pour le traitement du dossier RT était l’Allemagne où le diffuseur avait ses bureaux et «une part significative des salariés impliqués dans la production». «RT Deutsch doit être placé sous la juridiction de la République fédérale d’Allemagne», signalait la communication. Le choix des mots traduisait la sensibilité du dossier, qui politiquement sentait le souffre.
Selon les informations de Reporter.lu, le Premier ministre s’est bien gardé de s’impliquer personnellement dans cette affaire. Xavier Bettel a fait sur ce dossier travailler le président de l’ALIA, connu pour être un fin juriste. La réponse officielle fournie à ANO TV-Novosti, maison-mère de RT, ne serait pas signée par ses soins. Or, l’attribution ou le retrait de licence relève de la compétence du SMC, qui dépend du ministère d’Etat. Il lui aurait donc appartenu d’assumer la paternité de la décision.
Hiatus de Bettel
Ce hiatus n’a sans doute pas échappé aux juristes de la maison-mère de RT. ANO TV-Novosti indiquait en août dernier dans un communiqué au lendemain du refus des Luxembourgeois analyser les voix de recours possibles.
Le média russe n’avait plus communiqué depuis lors sur ses intentions. Il disposait de trois mois pour faire appel de la décision devant le tribunal administratif. Ce qu’il a fait dans les délais et dans la plus grande discrétion en mandatant le cabinet d’avocats «CMS Luxembourg», affilié au réseau international du même nom, pour le défendre. Le ministre des Communications et des Médias a pris l’offensive au sérieux en appelant pour sa part à la rescousse le cabinet «Arendt» et l’un de ses meilleurs spécialistes en droit de la concurrence, Philippe-Emmanuel Partsch.
L’affaire ANO TV-Novosti devrait être appelée pour fixation mardi 19 avril devant la 4e chambre du tribunal administratif. Toutefois, l’appel du dossier RT à l’audience devrait résonner dans le vide, car l’étude CMS Luxembourg a fait le choix de couper toutes ses relations avec la clientèle russe, quelle qu’elle soit, privée ou institutionnelle.
Aucun autre avocat du Barreau de Luxembourg n’ayant jusqu’à présent voulu reprendre le dossier, ANO TV-Novosti se voit donc privé d’accès à la justice, ce qui pourtant relève d’un droit fondamental inscrit dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
Des Russes sans avocats
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes et le gel des avoirs des proches du Kremlin, la Bâtonnière, après consultation du Conseil de l’ordre, avait condamné fermement dans un communiqué «la guerre d’agression» de la Fédération de Russie. La communication de Valérie Dupong a provoqué une vague de boycott de la clientèle russe par de nombreux avocats luxembourgeois, qui les uns après les autres déposaient leurs mandats russes.
Reste à savoir si la Bâtonnière ne devra pas procéder, malgré le boycott du Barreau, à des assignations d’office d’avocats pour donner aux justiciables russes un accès à la justice, comme c’est le cas pour les délinquants ou les justifiables lambda qui n’ont pas les moyens de se payer les services d’un avocat.
La prise de position du Barreau ne fait pas l’unanimité parmi ses membres. Certains avocats s’inquiètent de la désaffection envers la clientèle russe, qui s’apparente à un déni de justice incompatible avec un Etat de droit. «Les violeurs ont droit à un avocat. A quel titre les Russes en seraient privés», faisait savoir récemment vis-à-vis de Reporter.lu l’avocat de l’oligarque russe Alexandre Lebedev, partie civile dans un procès pour faux intenté à une avocate du Barreau de Luxembourg. L’affaire RT devant la juridiction administrative pourrait être un premier cas d’école.
Contacté par Reporter.lu, Thierry Hoscheit, président de l’ALIA, dit ne pas avoir de commentaire particulier à faire, mais signale que RT avait introduit un recours en référé (procédure d’urgence) devant la Cour de Justice de l’UE pour contester le règlement des sanctions ayant acté son éviction du câble et des satellites dans l’UE. Le recours a été rejeté début avril par la juridiction européenne.
Cet article a été modifié. Thierry Hoscheit a fait savoir à la rédaction qu’il n’avait pas signé la décision de refus comme nous l’écrivions par erreur.
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