Multinationale des maisons de retraite, le groupe français «Orpéa» projette d’exploiter des établissements au Luxembourg. Au cœur de plusieurs scandales sanitaires et financiers, le ministère de la Famille devrait donner son feu vert à deux projets à Merl et à Strassen.
«Concernant l’ouverture des deux prochaines structures d’Orpéa au Luxembourg, elles ouvriront respectivement le 15 juin à Merl et en 2024 à Strassen, puisqu’elle est en construction», indique une représentante du groupe français aux questions de Reporter.lu. Même si l’agrément ne serait pas encore signé, le groupe aurait déjà embauché le personnel nécessaire. Orpéa ne semble pas douter de la signature ministérielle qui lui ouvrira les portes du marché luxembourgeois: «Ces délais correspondent aux procédures habituelles», explique-t-on.
Pourtant, les procédures habituelles dans les maisons de retraite Orpéa, ont pris une connotation problématique, depuis la parution du livre-enquête «Les fossoyeurs». Dysfonctionnements systématiques entraînant des décès aussi prématurés que douloureux, économies forcées sur des articles d’hygiène, rapports hiérarchiques verticaux et brutaux, soupçons de détournement d’argent public: Après une enquête menée sur trois ans, le journaliste Victor Castanet donne une image peu avenante du groupe qui se vante de s’occuper de 250.000 résidents dans 23 pays.
Le «système Orpéa» dépeint dans le livre est celui d’une multinationale qui veut s’enrichir au dépens de ses patients, de leurs familles ainsi que des deniers publics. À coup de témoignages et de documents obtenus, le journaliste a démontré que le bien-être des patients n’est pas au centre des préoccupations d’Orpéa. Il s’agit d’une machine à profit qui reste toutefois dépendante de l’apport du public – en France la prise en charge d’une grande partie des patients dans les maisons de retraite étant à la charge des régions.
Scandale après scandale
Depuis sa création en 1989, par le docteur Jean-Claude Marian, le but d’Orpéa a toujours été de prolonger son expansion. Cela aussi bien en matière d’établissements – le groupe exploite aussi des cliniques psychiatriques et de réadaptation – qu’au niveau international. Aujourd’hui, le groupe français est présent dans presque tous les pays européens, en Amérique du Sud ainsi qu’en Chine.
Orpéa a inventé un système dans lequel il est presque impossible de perdre. »Victor Castanet dans «Les fossoyeurs»
Récemment une enquête de «Mediapart» et d’«Investigate Europe» a rajouté une couche aux scandales documentés par Victor Castanet. Selon les deux médias, des dirigeants d’Orpéa auraient monté un fonds au Luxembourg, nommé «Lipany». Lors de sa fondation en 2007, le domiciliataire luxembourgeois «Paddock» passe par deux sociétés offshore aux Îles Vierges Britanniques et au Panama. Le bénéficiaire effectif est Roberto Tribuno, un ex-PDG de la branche italienne d’Orpéa, avec laquelle il entretient toujours des liens économiques. Selon l’enquête, Lipany est une vraie structure parallèle, mise en place pour dissimuler des financements et des prêts. Selon le dernier rapport annuel, la société avait des actifs de plus de 100 millions d’euros.
Pourtant, la société est entièrement financée par la dette et ne paie pas de dividendes. Les apports financiers et les prêts qu’elle contracte ne sont pas divulgués dans les rapports annuels. Mais il y a des conflits d’intérêts manifestes, comme des prêts de plusieurs millions d’euros d’Orpéa presque sans intérêts, voire des manœuvres controversées d’optimisation fiscale. Des cadres d’Orpéa sont aussi passés par Lipany, comme Sébastien Mesnard, qui vient de quitter son poste de directeur financier suite aux révélations dans la presse.
Sociétés écran au Luxembourg et en Suisse
Le Luxembourg semble avoir été choisi pour sa discrétion: Roberto Tribuno est bénéficiaire d’autres sociétés par lesquelles il détient des terrains en Grande-Bretagne et «Rodevita» – une société spécialisée dans l’immobilier «social», partenaire d’Orpéa. Certaines d’entre elles ont été fondées par les mêmes sociétés offshore que Lipany. Et ce n’est pas tout: «Radio France» a découvert l’existence d’une filiale suisse du groupe, en charge des achats alimentaires. Les directeurs, que l’on retrouve dans l’organigramme d’Orpéa en France, se seraient arrogé des rémunérations mirobolantes pour un travail quasi inexistant.

Si Orpéa a réagi en dénonçant ces activités au Parquet en France, la publication de l’enquête a fait plonger son cours en bourse. Ce qui, pour l’instant ne semble pas inquiéter son plus grand actionnaire, «CPP Investments», le fonds de pension public du Canada. «En tant qu’actionnaire, CPP Investments ne peut que suivre les informations publiques. Notre intention est de continuer à rester un actionnaire engagé», fût la réponse donnée à Reporter.lu de la part d’un représentant du fonds.
La maltraitance chez Orpéa a été le sujet de nombreux reportages, notamment par «FranceInfoTV». Laisser faire un personnel en surmenage permanent et parfois dangereux en faisant des économies sur leur dos et en engrangeant un maximum d’argent public – 350 millions d’euros en France l’année dernière – est une chose. Comme le journaliste Victor Castanet le décrit dans son livre, un troisième pilier de la stratégie Orpéa lui permet d’augmenter encore ses profits: la gestion du personnel. La masse salariale est subventionnée. Elle est totalement flexible, grâce à un recours massif à des contrats à durée déterminée et des périodes d’essai particulièrement longues.
Détectives contre syndicalistes
Quant aux syndicats, Orpéa les réprime par tous les moyens possibles. Récemment, dans un cas concernant les «Celenus Kliniken» à Brême, qui sont dans le groupe, une affaire a révélé la dimension des moyens qu’Orpéa est prêt à employer pour se débarrasser des représentants syndicaux. Au lieu d’accepter un jugement en première instance qui leur interdisait de licencier des représentantes du syndicat «ver.di», l’avocat d’Orpéa a laissé entendre que désormais, ces salariées seraient surveillées par des détectives privés.
Nous devrons poser la question à la politique : Pourquoi un agrément pour une maison de repos n’est-il pas basé sur des critères de qualité? »Pitt Bach, OGBL
Face à ces pratiques, l’OGBL et notamment son syndicat «Santé, Services sociaux et éducatifs» se prépare à l’arrivée d’Orpéa. «Nous sommes prêts à revendiquer dès l’ouverture notre droit d’accès à la structure pour informer les employés sur leurs droits», explique Pitt Bach, le secrétaire central de l’OGBL en charge du secteur de la santé, à Reporter.lu. Le syndicat luxembourgeois s’est déjà mis en réseau avec des collègues français et au niveau européen pour échanger des informations sur les conditions de travail chez Orpéa. Et l’a fait savoir par voie de communiqué.
Pitt Bach se dit inquiet de l’arrivée du groupe au Grand-Duché: «C’est une entreprise qui est basée sur un modèle de croissance constante. Or, une telle stratégie, quand on s’occupe d’êtres humains très vulnérables et qu’on investit en parallèle dans l’immobilier peut être très risquée», trouve-t-il.
Une ministre a « mal à l’estomac »
Le syndicaliste regrette aussi que les agréments au Luxembourg puissent être obtenus aussi facilement: «Nous devrons poser la question à la politique: Pourquoi un agrément pour une maison de repos n’est-il pas basé sur des critères de qualité? Pourquoi seulement la sécurité et l’hygiène sont des conditions d’accès à notre marché? Il nous faut décidément plus de moyens pour pouvoir refuser un agrément». Pitt Bach rappelle aussi que la loi luxembourgeoise ne permet pas d’organiser des élections sociales dans une entreprise avant le délai d’un an – et que les personnes qui voudraient s’y présenter devraient aussi y avoir travaillé pour la même période. Ce qui sera difficile connaissant le recours aux contrats précaires que pratique Orpéa.
Le ministère de la Famille, tout comme la ministre Corinne Cahen (DP) montrent une certaine indolence sur le dossier Orpéa. Si la ministre a admis à la «Radio 100,7» avoir «mal à l’estomac» pour signer l’agrément, son ministère assure à Reporter.lu: «La procédure est toujours en cours. Après la visite d’agrément, un rapport sera établi qui est partie intégrante de la demande. Une décision sera prise dans les semaines à venir ». Dans la même interview, Corinne Cahen a aussi assuré qu’Orpéa ne toucherait pas un centime d’argent public de son ministère. Ce qui est vrai pour le premier projet de maison de retraite à Merl, le deuxième projet d’une maison de soins à Strassen risquerait bien d’obtenir des fonds via l’assurance-dépendance.
Entre-temps, Orpéa s’est adapté à la toxicité de son branding: le site « orpea.lu » vient tout juste d’être remplacé par un site identique au nom de « recital.lu ». Le nom du groupe français ne s’y trouve que tout en bas et en petits caractères.