L’enquête sur les pratiques fiscales «Luxletters» a été débattue au Parlement européen. La Commission européenne a lancé une procédure sur des violations possibles. Pourtant, le Luxembourg continue à nier les reproches au lieu de prendre l’investigation au sérieux.
«Il est évident que l’existence des lettres d’information est très appréciée par les investisseurs qui veulent structurer leurs activités par le Luxembourg», avait révélé en été dernier une des sources de l’enquête «Luxletters».
Le 28 octobre dernier, l’enquête menée par un collectif journalistique européen a atterri devant la sous-commission «Tax» du Parlement européen. Dans son introduction, le président de la sous-commission, Paul Tang (S&D), a regretté l’absence du ministre des Finances luxembourgeois, Pierre Gramegna (DP). Ce n’est pas la première fois que Gramegna décline les invitations du Parlement européen. Déjà lors du débat sur l’enquête «OpenLux» le représentant du Grand-Duché avait fait faux bond. Le ministère des Finances a déclaré auprès de Reporter.lu que Pierre Gramegna n’était «malheureusement pas disponible pour assister à la réunion».
Pour Paul Tang, ce n’est pas uniquement un manque de respect pour le Parlement et les citoyens qu’il représente, mais il a aussi argumenté que les refus répétés par le Luxembourg de venir s’expliquer devant les parlementaires européens «amènent une suspicion augmentée à son égard».
Double refus du Luxembourg
Que sont les «Luxletters»? Ce sont des lettres d’information (parfois aussi appelées lettres de notification) envoyées par des cabinets d’audit à l’Administration des contributions directes (ACD). Elles font partie intégrante des «Tax Rulings», où elles fonctionnent comme une sorte de double-filet. Reporter.lu a pu consulter plusieurs de ces documents. Ils contiennent des informations sur le montage proposé à l’ACD par les spécialistes fiscaux et un argumentaire sur lequel ils se basent.
Leur usage hors du contexte d’un Tax Ruling aurait débuté environ en 2010. Selon une des sources, qui a travaillé dans la branche financière au Grand-Duché, l’usage massif des Tax Rulings à cette époque était déjà perçu comme problématique. Puis vint le scandale «LuxLeaks» en 2014, qui a provoqué la chute de l’industrie des Tax Rulings au Luxembourg. Depuis que la directive européenne sur la coopération administrative «DAC 3» a rendu obligatoire l’échange automatique des Tax Rulings transnationaux, leur nombre a chuté de 90 % – de plus d’une dizaine de milliers à 44.
Je crois que le Luxembourg suit les règles, mais de façon non-orthodoxe. Il y a probablement toujours des possibilités d’obtenir des traitements favorables, à travers des lettres d’information ou des meetings où l’information est anonymisée. »Source «Luxletters»
Le soupçon derrière les «Luxletters» est qu’une telle industrie, avec ses interlocuteurs, ses contacts humains et ses habitudes, n’aurait pas disparu du jour au lendemain. Et que les lettres d’information auraient pu prendre leur place en tant que «Rulings tacites» ou encore «Shadow Rulings».
Il y a deux différences entre un Tax Ruling et une lettre d’information: la lettre n’a aucun statut légal et n’est pas utilisable en justice en cas de différend avec l’ACD. Mais au contraire d’un Ruling, elle n’est pas échangeable et procure au client la discrétion souhaitée pour son montage.
D’après les sources consultées pour «Luxletters», il s’agit d’une pratique informelle et donc presque impossible à prouver. Car, selon des témoignages qui se rejoignent, la pratique serait la suivante: après l’envoi d’une lettre d’information, un rendez-vous est pris avec l’ACD. Avant l’entretien, les fiscalistes et les fonctionnaires signent un papier qui établit qu’en aucun cas les dires, les silences et même pas les gestes de ces derniers ne pourraient être interprétés comme un assentiment de la part de l’administration. Si après l’entretien l’ACD ne se manifestait plus, cela vaudrait un assentiment informel.
Une pratique «non-orthodoxe»
Personne ne nie l’existence des lettres d’information. De nombreux profils sur le réseau social LinkedIn en témoignent: les lettres d’information appartiennent au business normal des grands cabinets d’audit. Même l’ancien directeur de l’ABBL, Jean-Jacques Rommes, l’a confirmé dans une carte blanche sur «Radio 100,7»: «Dans le cas des soi-disant ‘Luxletters’ on reproche à l’administration luxembourgeoise de garantir, sur demande, une sécurité juridique aux contribuables. Cela veut dire: ce qui selon le droit administratif est leur fichu devoir, est médiatisé par ‘Le Monde’, ‘Süddeutsche’ et compagnie comme une pratique semi-criminelle.»
Contacté par Reporter.lu, Rommes n’a pas souhaité s’exprimer concrètement sur l’enquête, mais a soutenu qu’il «n’avait aucune sympathie pour la façon dont le Luxembourg est toujours attaqué à charge». Ce qui est un point de vue intéressant, parce qu’il n’y a aucun article de presse qui soutient que la procédure luxembourgeoise serait illégale. Une des sources, qui a elle-même travaillé avec des lettres d’information, décrit la pratique luxembourgeoise seulement comme «non-orthodoxe».
Cette même source a donné un exemple concret: «Une société veut une exemption fiscale sur des dividendes qui coulent des Îles Vierges Britanniques dans sa structure luxembourgeoise à travers la directive mère-fille. Dans le vieux monde, elle aurait obtenu un Ruling, mais aujourd’hui elle passera par son conseiller qui enverra soit une lettre d’information soit prendra un rendez-vous. À la fin, ce qui compte est le traitement qu’elle aura.»
Procédure pilote
La question est de savoir si une lettre d’information tombe sous la catégorie de documents échangeables sous la directive «DAC 3». Car la définition est très large et inclut même des arrangements oraux. Tout est donc une affaire d’interprétation de la directive.
Après un exposé de la journaliste Anne Michel («Le Monde») sur les dessous de l’enquête devant les eurodéputés de la sous-commission «Tax», la parole était aux experts. Reinhard Biebel, chef d’unité responsable de la politique et coopération en matière fiscale directe de la Commission européenne, a expliqué que les conséquences éventuelles pour le Luxembourg dans le cadre de l’enquête «Luxletters» n’en seraient qu’à leurs balbutiements.
Le procès est conduit à travers une procédure ‘EU-Pilot’ (…). Une procédure formelle pour manquement peut être le résultat d’une procédure ‘EU-Pilot’. »Commission européenne
Pour Reinhard Biebel, les investigations journalistiques ont par le passé eu un impact déterminant sur les directives européennes. Pas uniquement sur la «DAC 3», mais aussi sur celles qui ont suivi. Depuis 2020, la «DAC 6» est en vigueur. Elle prévoit un échange obligatoire pour tous les intermédiaires qui interviennent dans des planifications fiscales transnationales. Alors que la «DAC 7» est en train d’être accomplie, la Commission a déjà commencé à travailler à la «DAC 8».
Interrogée par Reporter.lu, la Commission européenne indique qu’elle attendra les résultats d’une consultation publique, ainsi que les développements internationaux pour déterminer le contenu de la «DAC 8» – qui réglera aussi le marché des crypto-monnaies.
Quant à l’impact direct de l’enquête «Luxletters», l’équipe de Reinhard Biebel confirme: «La Commission a été en contact avec le Luxembourg pour essayer de clarifier la situation. Le procès est conduit à travers une procédure ‘EU-Pilot’, où la Commission noue un dialogue informel avec l’Etat-membre afin d’évaluer correctement la situation dans la perspective des lois européennes. Une procédure formelle pour manquement peut être le résultat d’une procédure ‘EU-Pilot’.» Et d’assurer que «la Commission est toujours en train de renforcer et d’améliorer les règles où cela paraît nécessaire».
PWC, porte-parole du Luxembourg
Même sans la présence de Pierre Gramegna, le Luxembourg pouvait compter sur Gerard Cops. Dans son intervention, le «Tax Services Leader» chez «PWC Luxembourg» s’est fait le porte-parole des positions du gouvernement luxembourgeois – jusqu’à renvoyer directement vers la position officielle que le ministère des Finances a communiqué suite à la publication.
Le débat a ensuite largement tourné autour de la question des preuves. Sans doute le point faible de l’enquête «Luxletters», car la pratique est indélébile, même si les sources consultées insistent sur la réalité de ces échanges et que certains cabinets feraient de la publicité auprès de leur clientèle, leur vendant une sécurité juridique accouplée à une discrétion totale, comme au vieux temps des Rulings.
Le gros scandale, éventuellement souhaité par certains députés pour exercer de la pression sur la politique fiscale des Etats-membres n’a pas eu lieu. »Christophe Hansen, eurodéputé (PPE)
Contacté par Reporter.lu, le ministère confirme que la Commission européenne a déclenché une procédure «EU Pilot» et que «le Luxembourg collabore pleinement avec la Commission pendant toute la durée de son enquête préliminaire». Quant aux réponses données à la Commission, le ministère assure qu’elles sont identiques à celles données dans son communiqué de presse initial. La teneur du document: il n’y a aucune preuve de telles pratiques.
Une position que partage aussi le député européen Christophe Hansen (PPE). Face à Reporter.lu il déclare: «Pour beaucoup, le Luxembourg reste un oasis fiscal. C’est pourquoi ils restent fixés sur notre pays et se jettent sur nous dès que l’occasion se présente comme à l’occasion de OpenLux ou les Luxletters.»
Christophe Hansen avait envoyé un de ses collaborateurs au débat dans la sous-commission, pour des raisons de calendrier. Il en retient tout de même que la Commission n’en pourra pas faire un cas contre le Luxembourg, puisque selon lui, l’argumentaire de l’enquête n’aurait pas apporté de preuves: «Les députés ne peuvent pas revendiquer plus, le débat est clos mais le gros scandale, éventuellement souhaité par certains députés pour exercer de la pression sur la politique fiscale des Etats-membres n’a pas eu lieu», conclut-il. Il est vrai que même la Commission européenne a insisté qu’afin de poursuivre la procédure d’enquête, il lui faudra des preuves formelles.
L’ACD refuse la transparence
Néanmoins, il existe une possibilité pour mettre la main sur des documents tangibles. Le 15 juillet 2021, deux semaines après la publication de l’enquête «Luxletters», l’ACD a abrogé quatre vieilles circulaires datant des années 1960 et 1970. Leur encodage permet de déterminer qu’elles étaient relatives aux conventions contre les doubles impositions, donc en relation avec la fiscalité transnationale.
Au nom de la loi sur une administration transparente et ouverte, Reporter.lu a demandé à consulter ces documents, pour savoir si un lien pourrait être établi avec l’enquête «Luxletters». Dans un premier temps, l’ACD a refusé notre demande. L’administration invoquait qu’il s’agirait de «documents internes». Nous nous en sommes donc remis à la commission d’accès aux documents, qui peut émettre un avis consultatif en cas de refus de communiquer d’une administration.
Celle-ci a statué vers la mi-octobre, que «les documents sollicités sont communicables au demandeur». L’argument de la commission: «Une circulaire ne devient pas une communication interne le jour de son abrogation, étant donné qu’elle continue à informer sur la teneur de la position de l’ACD dans le domaine visé et pendant sa durée de validité.» L’ACD a jusqu’à la fin de la semaine pour communiquer ces circulaires. Sinon, son silence vaudra refus et Reporter.lu aura la possibilité de faire recours au Tribunal administratif.
L’enquête «Luxletters» a été menée en début 2021 par une équipe composée de journalistes du «Monde», de la ««Süddeutsche Zeitung», «El Mundo», «Irpi Media» et le «woxx». Elle a été encadrée par deux ONG: «Tax Justice Network» et «The Signals Network» – cette dernière était en charge de la protection des sources de l’investigation. La publication conjointe a eu lieu le 1er juillet 2021.
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