L’administration fiscale considère l’exploitation à grande échelle de chambres meublées de Carole Caspari, dirigeante d’Altea, comme une activité commerciale. La justice devra trancher la question des limites de l’activité des locations de courte durée sur un marché peu régulé.
Le fisc lui est tombé dessus au printemps 2018. Le coup fut porté peu après qu’elle ait fait de sa petite société de locations de chambres meublées un groupe immobilier de premier plan offrant aux propriétaires une gamme étendue de services, de la plateforme de location en ligne à l’évaluation des biens. Carole Caspari, fondatrice d’Altea Group qui gère un millier de chambres meublées dans le pays et emploie quelque 50 personnes, a engagé un bras de fer avec l’Administration des contributions directes (ACD) au sujet de la qualification de ses revenus tirés des loyers de son parc immobilier personnel. Le fisc y voit une activité commerciale tandis que la multipropriétaire estime agir dans le cadre de la gestion de son patrimoine privé.
Celle qui fut lauréate en 2015 du prix de la Business Woman de l’année (décerné par la BIL et PWC) s’est constituée, en marge de l’activité de sa société numéro 1 de la location de meublés au Grand-Duché, un coquet portefeuille immobilier personnel dans les quartiers les plus en vue de la capitale: Gasperich, Cessange, Bonnevoie, Weimerskirch et Belair. Ses sept maisons individuelles en ville détenues dans autant de sociétés civiles immobilières (SCI) ont été transformées, sans trop de frais, et saucissonnées en 98 chambres meublées louées au mois entre 800 et 900 euros tout compris, de la couette de lit à la connexion Wifi en passant par le ménage des pièces communes.
Les biens ont été acquis entre 2009 et 2015. Ces anciennes maisons unifamiliales rénovées et transformées en petites unités avec des cuisines et salles de bains communes comportent entre 23 chambres (à Belair) et dix chambres individuelles (pour les plus petites résidences) d’une dizaine de mètres carrés chacune, décorées avec du mobilier bon marché trouvé sur le catalogue Ikea.
Ni chiens, ni étudiants
Sur la plateforme furnished.lu (une division d’Altea Group), qui les gère, ces sept adresses en ville sont réservées aux jeunes travailleurs. «No couple, students or pets. Young professionals only», précise le site. Certaines chambres n’offrent d’ailleurs que des lits à une place et des bureaux d’écoliers sur lesquels il y a à peine la place pour un laptop et une tasse de café. L’exclusion des étudiants pourrait d’ailleurs être assimilée à une pratique discriminatoire, selon le ministère du Logement contacté par Reporter.lu.
Avec 1.000 unités par an et une cinquantaine de personnes à son service, on ne peut pas parler de gestion de patrimoine privé. »Le représentant de l’Etat
Lundi 5 octobre, la 2e chambre du tribunal administratif est saisie de 7 recours en matière d’impôt sur les revenus initiés par les SCI Franklin 32, Federspiel 1, Antoine 1, Charles 46, Godart 23, Millewee 84 et Stavelot 6, majoritairement détenues par Carole Caspari. Cette dernière a mandaté le médiatique avocat Alain Steichen, spécialiste de la fiscalité, pour défendre son dossier, mais c’est Me Gaëlle Felly, sa collègue de l’étude Bonn Steichen & Partners qui se présente à l’audience pour plaider les affaires, toutes semblables. Les bulletins d’imposition émis en mai 2018 par l’Administration des contributions directes sont au coeur du litige.
L’audience fut vite expédiée, car il n’y a pas eu de questions des juges. Aucune information sur les montants en jeu n’a d’ailleurs transparu dans les échanges oraux entre les parties, la procédure administrative étant essentiellement écrite. Les affaires ont été prises en délibéré, sans que l’on sache dans quels délais les juges rendront leur décision.
Article 14 LIR ou 98 ?
Les positions sont irréconciliables. Le fisc considère que l’activité de location à court terme, de par son ampleur d’une part et parce que les chambres sont assorties de services annexes (wifi, draps, ménage des communs notamment), fournis par Altea, l’entreprise de la propriétaire, d’autre part, tombe dans le champ de l’activité commerciale et relève de l’article 14 de la loi générale sur les impôts (LIR) sur le bénéfice commercial.

Le représentant de l’ACD a rappelé dans sa plaidoirie que les quatre conditions de l’article 14 étaient réunies: indépendance, but de lucre -«Madame Caspari ne le fait pas dans le cadre d’une œuvre de bienfaisance», a-t-il déclaré -, permanence et participation à la vie économique. «Avec 1.000 unités par an et une cinquantaine de personnes à son service, on ne peut pas parler de gestion de patrimoine privé», a encore expliqué l’agent de l’Etat.
«Il y a confusion de la part de l’Administration entre le patrimoine privé de Carole Caspari et le patrimoine professionnel d’Altea», lui a rétorqué Gaelle Felly, en faisant valoir que le millier de chambres du portefeuille d’Altea Group appartient à plusieurs propriétaires. «Les biens des SCI représentent 12% des actifs d’Altea et non pas 100%», a déclaré l’avocate. «Il aurait été incongru de laisser les biens gérer par des concurrents», a-t-elle ajouté.
Pas d’intention d’optimisation
«Madame Caspari n’a fait que percevoir les fruits de ses investissements, elle a exercé son activité dans les limites de son patrimoine privé», a encore fait valoir l’avocate. «Ma cliente est taxée au taux d’imposition maximal et, avec les SCI, elle n’a pas l’intention d’échapper à l’impôt», a-t-elle précisé. Elle a par ailleurs jugé hasardeuse la requalification fiscale opérée par l’ACD et rendu attentive aux conséquences d’une approche faisant des spéculateurs immobiliers de potentiels commerçants: «Dans ce cas, tous les propriétaires terriens rempliraient les conditions de l’article 14».
La fiscalité des SCI est neutre. Un des grands avantages d’une telle structure réside dans les économies d’impôt en cas de revente des actifs immobiliers. La vente d’un bien détenu à travers une SCI est en effet taxée à la moitié du taux d’imposition si la cession intervient plus d’un an après son acquisition.
Nouvelles règles
Extrêmement lucratif, avec des rendements de 8% par an, le marché de la colocation, et à fortiori celui des chambres meublées, est peu encadré au Luxembourg. Déposé en juillet dernier par le ministre du Logement Henri Kox (Déi Gréng), un projet de loi devrait mettre fin aux dérives des loyers d’appartements meublés, qui peuvent aller jusqu’à 10% du capital investi. Les prix seront désormais plus transparents. Ainsi, les loyers des meublés seront plafonnés mensuellement à 1,5% des investissements réalisés par les propriétaires. Le contrat de bail devra préciser le montant du loyer non meublé et documenter à part le montant demandé pour le mobilier (de moins de dix ans) ainsi que pour les services accessoires (wifi, ménage, etc).
Fin 2019, le même ministère a mis de l’ordre dans les locations de chambres meublées en durcissant les normes d’hygiène et de salubrité. Les nouvelles règles s’appliqueront pleinement à partir de janvier 2022. La pratique du saucissonnage d’anciennes maisons unifamiliales transformées en studios et chambres d’hôtes a été freinée par les communes qui ont imposé dans leurs plans d’aménagements généraux des limitations au nombre de personnes par unité d’habitation qui peuvent s’inscrire au registre de la population.
Les revenus provenant de la location, imposés selon l’article 98 LIR, sont soumis au taux marginal d’imposition sur le revenu qui est au maximum de 42%. Le taux d’imposition des sociétés est fixé en principe à 26%. Dans le chef des particuliers, de nombreux avantages fiscaux sont assortis aux investissements immobiliers, comme la déduction des intérêts des prêts bancaires. Ces dispositifs rendent la pierre particulièrement attractive pour les hauts revenus et alimentent la surchauffe des prix immobiliers.
Absence de définition légale
Les limites entre ce qui relève de la gestion d’un patrimoine privé et ce qui tombe dans l’activité commerciale sont floues. Le législateur, par crainte sans doute de devoir toucher au sacro-saint droit de la propriété immobilière et le traitement fiscalement avantageux des revenus tirés de la location des biens, n’a jamais cherché à délimiter les bornes de cette gestion patrimoniale. La notion ne fait l’objet d’aucune définition légale.
La littérature fiscale n’est pas d’une grande aide pour les juridictions administratives qui ont eu à traiter des affaires semblables à celle du cas Caspari. «Il y a administration du patrimoine privé aussi longtemps que les activités d’achat et vente s’analysent en de simples accessoires d’une jouissance d’un patrimoine immobilier privé dont la substance est conservée», avaient estimé les juges en 2008. «Carole Caspari n’a pas fait d’achat ni revente, pas plus que des travaux extravagants» dans les maisons qu’elle a transformées en chambres meublées, a fait valoir son avocate. L’immeuble de Weimerskirch, détenu par la SCI Stavelot, a toutefois été vendu.

En marge de l’audience, Me Felly a indiqué à Reporter.lu que c’est au gouvernement de prendre ses responsabilités et de clarifier une fois pour toutes les limites de la gestion des investissements immobiliers par les particuliers et les lignes jaunes à ne pas franchir. Il s’agirait aussi pour les autorités de dire si le recours à des services annexes offerts par des prestataires comme Altea suffit à faire basculer un propriétaire privé dans le camp des commerçants.
En avril 2019, face aux inquiétudes que le phénomène des locations de courte durée suscitait dans la classe politique, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) traçait une ligne de démarcation: «si l’on ne se limite pas à une location meublée de locaux, mais que l’on propose également d’autres services, comme un petit déjeuner, alors l’activité est considérée comme commerciale et une autorisation est également requise», soulignait-il dans un document parlementaire. Un message que les agents du fisc, qui relèvent du même ministère des Finances, ne semblent pas avoir entendu.
Il faut dire aussi qu’à l’époque, Pierre Gramegna volait au secours de sa collègue de gouvernement Corinne Cahen, également DP, qui avait, comme de nombreux propriétaires résidents, succombé aux charmes de la plateforme AirBnB et offert aux touristes de passage une chambre meublée dans sa maison familiale de Bonnevoie. Mais sans servir le café ni les croissants.
Des modifications ont été apportées à cet article concernant le plafonnement des loyers meublés projeté par le ministère du Logement.