Le Conseil de la concurrence met en cause l’opacité et le clientélisme dans le secteur des pharmacies. Le rapport prône l’abolition des prix maxima des médicaments et la diversification des circuits d’approvisionnement. La politique esquive le débat.

Sur les 99 pharmacies que compte le Luxembourg, 26, soit un quart du contingent, sont gérées selon un régime dérogatoire privé qui remonte à une ordonnance de 1841. Contrairement au régime des concessions (73 officines), attribuées par l’Etat, ces pharmacies sont la propriété personnelle de leur titulaire qui peut les vendre librement, au prix qu’il veut, ou les transmettre à ses enfants, pour autant qu’ils aient eux-mêmes un diplôme de pharmacien. Jamais abrogé, le texte du 19e siècle viole les droits fondamentaux, car théoriquement, la transmission de l’officine ne peut se faire qu’aux héritiers mâles.

Cette survivance d’un autre temps résume le caractère anachronique du secteur pharmaceutique luxembourgeois qui est au cœur d’un rapport d’enquête du Conseil de la concurrence. Démarrées à l’automne 2019, les investigations ont été télescopées par la crise sanitaire, marquant un temps d’arrêt de plus de deux ans. Les travaux ont repris début 2022 et ont tenu compte de l’impact de la pandémie sur l’approvisionnement en médicaments.

Un secteur pas comme les autres

En l’absence de production nationale, la distribution des produits pharmaceutiques passe principalement par la Belgique, via les grossistes. Dans ce secteur, deux gros acteurs, Hanff et Comptoir pharmaceutique luxembourgeois (CPL), se partagent un marché du médicament peu transparent. CPL est notamment au cœur d’une enquête judiciaire ouverte pour des soupçons de fraude fiscale.

Sans remettre en cause le monopole du pharmacien (…), le Conseil propose une diversification limitée et bien encadrée des lieux de distribution de médicaments selon le modèle allemand. »Conseil de la concurrence

Le marché du médicament, tout comme celui de la santé, n’est pas «un secteur économique comme les autres», souligne le rapport du Conseil de la concurrence. L’Etat fixe les règles, notamment les prix maxima et attribue les concessions de pharmacies. «Néanmoins, les particularités du secteur de la santé ne suffisent pas à le soustraire, et par principe, aux forces régulatrices des marchés qui évoluent dans un contexte concurrentiel», précisent les auteurs d’une enquête qui se lit comme un mélange de manifeste libéral et de réquisitoire contre le système clientéliste d’attribution des concessions de pharmacies.

Le Conseil de la concurrence appelle ainsi le gouvernement à faire le grand écart pour «libérer les capacités de développement des pharmacies, tout en maintenant une protection de la santé publique». La «modernisation» doit commencer par l’abolition du plafonnement des prix des médicaments en vente libre. A l’heure actuelle, l’Etat fixe les prix des médicaments – qu’ils soient sur prescription médicale ou en vente libre («over the counter») – au nom de la protection de la santé publique. Une justification spécieuse, selon le Conseil pour qui «la liberté des prix permettrait aux citoyens de profiter d’une concurrence par les prix, et par conséquent d’améliorer leur état de santé à moindre coût, ce qui est cohérent avec les objectifs de santé publique».

Des prix maxima inscrits dans le marbre

Une dérèglementation que l’autorité justifie à double titre. D’abord parce que la totalité des pharmacies applique les prix de vente maxima. Ces plafonds sont même inscrits dans le code de déontologie des pharmaciens. Ensuite, parce qu’ils violent l’article 2 de la loi sur la concurrence selon lequel «les prix des biens, produits et services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence».

L’enquête du Conseil déconstruit des mythes autoentretenus par le secteur pharmaceutique: celui d’un niveau de prix des médicaments prétendument le plus bas d’Europe en Belgique, et donc au Luxembourg qui y importe 80 à 90% de ses produits. Or, une étude scientifique britannique comparant les prix de vente de 13 médicaments princeps (originaux) et leurs alternatives génériques dans 50 pays du monde montre que la Belgique affiche des prix 45% sous le prix médian uniquement pour les médicaments génériques. En revanche, les princeps s’y affichent en moyenne 10% plus chers que le prix médian.

Le Luxembourg est absent de l’étude, mais ses prix sont comparables à ceux de la Belgique. «La faible part du marché des médicaments génériques au Grand-Duché signifie que le pays ne bénéficie que peu du bon positionnement de la Belgique en matière de génériques», note le rapport. Une autre étude scientifique autrichienne de 2017 portant sur les 27 Etats-membres de l’UE et un échantillon de 60 médicaments confirme le constat sur le niveau des prix au Luxembourg «largement au-dessus de la moyenne» de l’UE.

Le Conseil de la concurrence a également fait sa propre analyse en comparant les prix en Allemagne, en France, en Belgique et au Luxembourg. Son enquête corrobore les conclusions des deux études scientifiques: La Belgique et le Luxembourg restent en moyenne plus chers que de nombreux pays européens, dont notamment la France qui a dérèglementé, il y a 35 ans, le prix de ses médicaments sans ordonnance.

Des primes pour encourager les génériques

L’autorité administrative avance plusieurs pistes qui permettraient une baisse des prix. Une des voies passe par une diversification des importations en provenance de France, qui ne représentent actuellement que 3% de la totalité des médicaments commercialisés au Luxembourg.

Un autre levier pour faire baisser les prix passe par l’encouragement des médicaments génériques, encore trop marginal. Sa part de marché en valeur était de 6% et de 12% en volume en 2019. Le Luxembourg est en queue de peloton des pays de l’OCDE. La part des génériques est de 83% en volume en Allemagne, de 35% en Belgique et de 30% en France.

Le faible usage des génériques sur le marché luxembourgeois s’explique en partie par les restrictions qui pèsent sur le nombre de groupes de médicaments substituables autorisés par les pouvoirs publics. Rien n’empêcherait pourtant le ministère de la Santé d’augmenter leur nombre pour faire des économies aux caisses de sécurité sociale et aux patients. Le Conseil recommande la mise en place d’incitations financières – des primes aux objectifs versés par la sécurité sociale, par exemple – encourageant les médecins et les officines à prescrire des génériques.

Le nombre de pharmacies nouvellement créées est insuffisant pour couvrir les besoins de la population résidente et des frontaliers (Photo: Sabino Parente/Shutterstock.com)

Une plus forte dissémination du générique aurait aussi l’avantage de réduire les ruptures de stocks de médicaments. La Division de la pharmacie et des médicaments chiffre ces ruptures de stocks à huit médicaments par jour en moyenne. Les pénuries posent de vrais problèmes de santé publique et de continuité des soins aux Européens. La crise du Covid-19 a montré les défaillances des chaînes de production (principalement situées en Chine ou en Inde) et la fragilité des circuits d’approvisionnement.

Les ruptures de stocks trouveraient aussi leur origine dans les quotas mis en place par les laboratoires pharmaceutiques qui s’appuient sur la fréquence des différentes pathologies en Belgique, sans tenir compte de la situation pathologique au Luxembourg, qui n’est pas équivalente.

L’industrie pharmaceutique dément toutefois l’existence de quotas – qui sont susceptibles de constituer un abus de position dominante violant les règles de l’UE –, préférant parler de «prévision de production». Le Conseil pointe du doigt la politique commerciale des laboratoires qui travaillent à flux tendus, d’abord pour minimiser les coûts de stockage mais aussi pour empêcher le commerce parallèle des médicaments. Le problème des pénuries étant européen, l’autorité luxembourgeoise n’a pas de correctifs à proposer. Dans l’attente d’une solution au niveau de l’UE, elle demande au ministère de la Santé de développer rapidement une plateforme en ligne afin de recenser systématiquement les ruptures.

Désertification pharmaceutique

L’enquête luxembourgeoise met en lumière une autre pénurie: celle des pharmacies ouvertes au public. Le Conseil parle même de «désertification pharmaceutique». Avec 99 officines (et un chiffre d’affaires annuel de 335 millions d’euros), le Luxembourg affiche une des densités les plus faibles des pays de l’OCDE. En tenant compte de la population des frontaliers, le ratio est de 11,74 pharmacies pour 100.000 habitants (il était de 16,43, il y a 25 ans), alors que le ratio est de 42 en Belgique, 32 en France et 23 en Allemagne.

Le rapport déplore «la politique de gestion des concessions (…) excessivement restrictive pendant des décennies». La population luxembourgeoise a augmenté de 54% entre 1996 et 2021 (chiffre ne tenant pas compte des frontaliers). L’évolution du nombre de pharmacies a été de 29% au cours de cette période. Il manque 25 pharmacies pour couvrir les besoins du pays. Trois concessions seulement ont été créées en 2021.

Le système d’attribution des concessions de pharmacie, basé sur l’ancienneté du diplôme, les titres et les années d’expérience des candidats, favorise le protectionnisme et rend l’accès à la profession «long et fastidieux». Les titulaires de concessions sont vieux: 59 ans en moyenne, soit 10 ans de plus que la moyenne dans la région du Grand-Est.

Les rares concessions qui se libèrent donnent lieu à un jeu de chaises musicales: «les concessionnaires déjà en place briguent une autre concession en cas de vacance (…) et les candidats les plus jeunes n’auront accès qu’aux concessions les moins attrayantes», notent les enquêteurs.

Le monopole officinal actuel qui limite la détention à une seule pharmacie détenue en nom propre et non pas en société ne plaide pas non plus pour l’innovation ni la différenciation. Le Conseil de la concurrence propose l’ouverture en douceur du monopole de détention.

L’ouverture du capital des pharmacies sur le modèle de la Belgique, où une société privée peut détenir une participation majoritaire ou non dans une pharmacie et où la création de chaînes de pharmacies est possible, n’est pas un modèle à suivre pour les auteurs du rapport.

Pour autant, ils entrevoient «une voie intermédiaire» et «facile à mettre en oeuvre»: l’élargissement aux pharmaciens du droit de se constituer sous forme sociétale pour exercer leur profession, ce qui leur est interdit actuellement. Un projet de loi déposé en mai dernier par la ministre socialiste de la Santé et vice-Premier ministre Paulette Lenert va autoriser les médecins à s’organiser en société civile ou société commerciale de nature civile. Rien n’empêche le gouvernement d’inclure les pharmaciens dans la liste.

Paulette Lenert prête à «discuter de tout»

Enfin, l’autorité de la concurrence préconise la fin du monopole officinal de certains médicaments en vente libre. «Sans remettre en cause le monopole du pharmacien, pleinement justifié (par opposition au monopole officinal), le Conseil propose une diversification limitée et bien encadrée des lieux de distribution de médicaments selon le modèle allemand».

Outre Moselle, certains médicaments sans ordonnance échappent au monopole des pharmaciens et peuvent être achetés dans les drogueries et les supermarchés. Le Conseil voit dans cette option une réponse à la problématique de la pénurie des pharmacies et une opportunité pour le pouvoir d’achat des patients.

Consultés dans le cadre de l’enquête, les représentants des pharmaciens se refusent à toute réforme de leur secteur. Ils jugent que le secteur des médicaments n’a pas besoin de concurrence sur les prix, au risque de renforcer le mercantilisme de l’activité des pharmacies.

Le rapport d’enquête a fait l’objet d’une discussion ce mardi au parlement. Josée Lorsché (Déi Gréng) et André Bauler (DP) se sont alignés sur les positions du Syndicat des pharmaciens, craignant que la logique du profit ne contamine le secteur pharmaceutique et impacte la sécurité des patients. Interpellée, Paulette Lenert n’a pas apporté de réponse claire aux recommandations du Conseil de la concurrence, se disant prête à «discuter de tout», mais après que ses services au ministère de la Santé aient analysé le rapport.


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