La Cour d’appel doit trancher une affaire de faux document impliquant deux ex-agents du renseignement russe et espagnol reconvertis dans les affaires et une avocate, seule prévenue. Les juges pourraient confirmer la restitution de 10 millions de dollars à un oligarque russe proche du pouvoir. 

L’ombre d’un oligarque russe a plané la semaine dernière à la Cour d’appel. Alexandre Lebedev, ancien agent du renseignement soviétique, décrit comme un proche du président Vladimir Poutine, cherche depuis presque vingt ans à récupérer 10 millions de dollars. A travers une société offshore au Liberia, il avait prêté en 2001 vingt millions de dollars à un ressortissant espagnol, Francisco Paesa, transfuge comme lui des services secrets espagnols à l’époque de Franco, pour constituer une banque. Alexandre Lebedev accuse Paesa de l’avoir escroqué. Le Russe compte sur la justice luxembourgeoise que les 10 millions de dollars lui soient restitués.

Le milliardaire n’est pas sur la liste des personnalités frappées de sanctions de la communauté internationale pour leur proximité avec Moscou. Pour autant, son appartenance à l’élite économique russe a jeté sur lui la suspicion, d’autant qu’il avait publiquement soutenu l’annexion de la Crimée. Son fils Evgueni Lebedev, britanno-russe, patron de presse et membre de la Chambre des Lords, a imploré Poutine lundi dernier, dans le journal «Evening Standard» qu’il possède, «d’arrêter d’envoyer des soldats russes tuer leurs frères et sœurs d’Ukraine». Un commentateur de la presse britannique a vu dans cette posture critique du Kremlin le signe d’une grande inquiétude dans les cercles d’oligarques que Vladimir Poutine a contribué à enrichir.

La géopolitique s’invite au procès

L’allégeance d’Alexandre Lebedev au pouvoir russe devenu paria depuis l’invasion de l’Ukraine va-t-elle rejaillir sur le verdict des juges de la Cour d’appel siégeant en matière correctionnelle? En première instance, mais dans un tout autre contexte géopolitique, les magistrats n’avaient eu aucun état d’âme à condamner la nièce de Francisco Paesa, avocate au Barreau de Luxembourg, à rembourser 10 millions de dollars partis sur des comptes en banque au Bahreïn. Elle a fait appel du jugement. Le procès en appel s’est ouvert le 28 février, cinq jours après que les troupes russes eurent franchi la frontière ukrainienne.

Alexandre Lebedev a pourri notre Service de renseignement au Luxembourg. »Me François Prum, avocat de la défense

L’avocate est prévenue de faux intellectuel et d’usage de faux pour avoir confectionné en 2003 un document dans lequel son oncle, sous un faux nom, apparaissait comme le bénéficiaire économique de sociétés offshore sur lesquelles 19 millions de dollars ont transité, entre Luxembourg, Monaco, Bahreïn et d’autres juridictions exotiques. Le document était destiné à la «National Bank of Bahraïn» et «devait servir dans le cadre d’un montage financier international», selon l’accusation. La prévenue avait en outre attesté que l’origine des fonds venait de la liquidation d’un trust lié à son oncle. L’avocate a géré ses comptes en banque à Luxembourg, notamment à la Banque de Luxembourg, ainsi que ses sociétés, mais elle a toujours assuré n’avoir rien su de ses activités, affirmant que leurs relations étaient de nature familiale.

L’enquête judiciaire a toutefois montré que l’avocate avait touché pour ses prestations environ 115.000 euros. Les premiers juges ont considéré qu’elle ne pouvait pas ignorer l’origine des fonds et qu’elle a rédigé le courrier «en toute connaissance de cause». L’avocate a été condamnée à une amende de 10.000 euros et à rembourser 10 millions de dollars à la partie civile, «Mozart Holding Inc.», et in fine à Alexandre Lebedev, la société du Liberia lui appartenant. Elle n’a échappé à une peine de prison qu’en raison du dépassement du délai raisonnable, l’affaire ayant traîné plus de dix ans entre la plainte initiale de Lebedev et le procès en correctionnel.

Projet de banque au Bahreïn

L’argent avait été prêté à Paesa, alias Francisco Sanchez, par la société Mozart. Les deux anciens professionnels du renseignement reconvertis dans les affaires s’étaient associés pour la création d’une banque au Bahreïn. Le projet a échoué. Le milliardaire russe a récupéré la moitié seulement de sa mise. Il accuse son ancien partenaire espagnol de l’avoir escroqué de 10 millions de dollars. Les opérations litigieuses remontent aux années 2001 à 2004.

Le Russe a d’abord saisi la justice bahreïnie, qui l’a débouté, avant d’entreprendre une action judiciaire au Luxembourg en janvier 2010. Les investigations ont initialement visé Francisco Paesa avant de s’étendre à l’avocate. L’ex-espion espagnol, qui s’était d’ailleurs fait passer pour mort en 1998, n’a jamais été entendu ni inquiété par l’enquête qui s’est exclusivement focalisée sur le faux document de bénéficiaire économique. L’avocate s’en est plainte devant les juges d’appel: «Je suis traitée comme si j’étais une complice de mon oncle. Je ne mérite pas d’être condamnée pour le compte d’un tiers. Je n’étais pas au courant de ce dossier», a-t-elle assuré face aux juges.

Les premiers magistrats ne l’avaient pas crue. «Eu égard à la gravité des faits, un avocat inscrit au barreau de Luxembourg, auxiliaire de justice, ayant attesté sans le moindre scrupule et contre le paiement d’un montant considérable des faits inexacts et ayant en plus contesté les faits et menti ouvertement encore à l’audience en affirmant ne jamais avoir eu de relations professionnelles avec son oncle à l’époque des faits, le tribunal estime que les faits devraient en principe être sanctionnés par une peine d’emprisonnement conséquente et une amende», lit-on dans le jugement du 17 juin 2021 que Reporter.lu a consulté.

Je suis traitée comme si j’étais une complice de mon oncle. Je ne mérite pas d’être condamnée pour le compte d’un tiers. Je n’étais pas au courant de ce dossier. »Avocate prévenue de faux et usage de faux

Si la Cour d’appel devait confirmer cette décision et condamner l’avocate à restituer 10 millions de dollars à l’oligarque russe, l’affaire Paesa-Lebedev pourrait prendre une dimension politique et devenir embarrassante pour les autorités luxembourgeoises. D’autant que personne, dans cette affaire, ne s’est posé la question de l’origine des 20 millions de dollars avancés par Lebedev.

Me François Prum, avocat de la défense, n’a pas manqué de pointer la situation délicate du plaignant compte tenu de sa proximité avec le Kremlin: «Monsieur Lebedev est un oligarque russe, nécessairement proche du pouvoir politique à un moment où ce pouvoir russe est en train d’écraser une démocratie», a-t-il fait valoir. «Alexandre Lebedev a pourri notre Service de renseignement au Luxembourg», a t-il ajouté.

Vieux fantômes du SRE

«Je ne vois pas en quoi cette actualité a la moindre incidence sur ce dossier. Lebedev n’a jamais été condamné, je ne vois pas ce qu’on pourrait lui reprocher mis à part avoir fait confiance à l’oncle pour la constitution d’une banque», lui a rétorqué Me Philippe Stroesser, avocat de la société Mozart.

Quelle que sera l’appréciation de la Cour d’appel, le dossier réveille de vieux fantômes au Grand-Duché, car Alexandre Lebedev, sans y avoir résidé, a été une personnalité influente au Luxembourg dans les années 2000.

Le milliardaire russe, auquel on prêtait alors des protections par les services d’espionnage russe et britannique, avait ainsi impliqué directement des agents du Service de renseignement luxembourgeois (SRE) pour tenter de repérer Paesa, alors en cavale, et de le mettre face à ses responsabilités.

Le SRE a ainsi monté une opération spéciale de grande envergure, sous le nom de code «SAM» afin de piéger l’Espagnol par l’intermédiaire de sa nièce à Luxembourg. Celle-ci fut placée sous écoute. Ses déplacements à l’étranger furent traqués, jusqu’en Afrique du Sud. Ce faisant, en s’érigeant en justicier, le renseignement luxembourgeois a pris fait et cause pour des intérêts financiers et capitaux russes, qui affluaient alors dans les banques de la place.

La très controversée mission SAM a été, avec les écoutes téléphoniques illégales, l’enregistrement de l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) et une autre épopée dans le Kurdistan iraqien, un marqueur des dérives affairistes du SRE au cours de la décennie 2000. Le dossier s’est invité dans la procédure devant la Cour d’appel, à la demande de la défense de l’avocate. SAM pourrait donc parasiter l’affaire.

Documents classés

Un important carton de documents issus de perquisitions au SRE, gisait à l’audience de lundi 28 février aux pieds du substitut du procureur général. Classé confidentiel, le dossier SAM a été mis à la disposition de la défense, mais pour consultation uniquement (pour empêcher des copies et des fuites), le 15 février dernier, soit à peine deux semaines avant le procès en appel. Un délai un peu court pour en filtrer le contenu.

Les avocats de la défense se sont émus que certaines pièces émanant du SRE, auraient servi à l’établissement de rapports de police sans que leur cliente n’ait été confrontée avec durant l’instruction et son procès en première instance. «Si les documents étaient à disposition des magistrats et du parquet et non de la prévenue, l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme paraît (…) violé pour déséquilibre flagrant entre les droits de la défense et ceux de l’accusation», a expliqué François Prum pour qui les poursuites pénales seraient dès lors à considérer comme irrecevables. «Les droits de la défense ont été parfaitement respectés» lui a répondu le représentant du ministère public qui a requis la confirmation du jugement de 2021.

La Cour rendra sa décision le 30 mars prochain.