L’Administration des contributions directes n’a pas le droit d’ingérence dans les affaires des sociétés de gestion de patrimoine familial, même si elles trichent. La justice vient de trancher un litige qui va compliquer la lutte contre l’optimisation fiscale frauduleuse.    

Le camouflet infligé par les juges de la Cour administrative est rude à quelques mois désormais de la mission internationale du GAFI pour évaluer l’intégrité de l’écosystème financier luxembourgeois. Les dirigeants de deux sociétés de gestion de patrimoine familial (SPF) ont remporté leur bras de fer avec le fisc. Cet exploit sur le plan du droit conforte les exemptions d’impôts de ces sociétés très particulières et exclut toute ingérence de l’Administration des contributions directes (ACD) dans leurs affaires.

Le verdict de la juridiction n’est pas un signe encourageant pour la lutte contre la planification fiscale agressive, voire frauduleuse. Cette cause perdue fait craindre au gouvernement que les SPF deviennent des boîtes noires de la place financière, comme le furent, il y a 20 ans, les holdings de la loi de 1929 (Holdings 1929) qu’elles ont remplacés.

17 millions deuros dans les caisses

La Cour administrative a confirmé par quatre arrêts rendus mi-mai l’impuissance de l’Administration des contributions directes à s’immiscer dans les affaires des SPF, qui ne sont soumises à aucun impôt direct à l’exception de la taxe d’abonnement de 0,25% sur leur capital libéré. Plafonnée à 125.000 euros, cette taxe sur les SPF a rapporté 17 millions d’euros à l’Etat en 2021 (14,4 millions d’euros en 2020).

(C’est une) porte ouverte à une optimisation fiscale frauduleuse, sinon agressive, par des entités peu scrupuleuses invoquant le bénéfice d’un statut privilégié sans en respecter les conditions. »Représentant du gouvernement

Comble de l’humiliation, les juges ont condamné l’Etat à payer les indemnités de procédure aux deux SPF, pour leurs frais d’avocat engagés en première instance et en appel. La Cour y voit une forme de dommages et intérêts (ce que la loi ne lui permet pas) pour compenser «les désagréments indûment causés (…) du fait de différends entre des administrations de l’Etat quant à la délimitation de leurs compétences respectives».

Les sociétés de gestion de patrimoine familial relèvent du contrôle de l’Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA (AED), seule habilitée à accorder ou à retirer ce statut particulier, qui, à l’instar des fonds d’investissement leur accorde l’exonération d’impôts sur le revenu des collectivités, impôt commercial communal et impôt sur la fortune.

Pour autant, la marge de manœuvre de ces holdings de deuxième génération est limitée pour éviter les abus que le régime des Holdings 1929 permettait. Il est ainsi interdit aux SPF de réaliser des activités commerciales ou d’accorder des prêts rémunérés à leurs filiales. Ce fut le prix que les autorités furent prêtes à payer pour conserver des structures défiscalisées dans leur offre à la communauté des investisseurs.

Pas question de payer des impôts

En décembre 2018, le bureau de l’ACD à Diekirch s’intéresse aux sociétés «Inbro» et «Euwub» relevant de sa juridiction. Les deux entités sont liées à une famille d’industriels allemands ayant pris résidence dans le nord du Luxembourg. Les bilans déposés au registre de commerce et des sociétés (LBR) intriguent le fisc qui repère des opérations incompatibles avec le statut de SPF, notamment des prêts rémunérés concédés à des entités de leur groupe.

«Inbro» et «Euwub» se font enjoindre de déposer dans le mois leurs déclarations d’impôts pour l’exercice 2017, sous peine d’une astreinte pouvant aller jusqu’à 25.000 euros. La réponse des SPF vient trois semaines plus tard: compte tenu de leur statut de SPF, il n’est pas question de remplir une déclaration d’impôts et encore moins d’en payer.

L’ACD prend très mal ce refus et émet une sommation astreinte fin mars 2019 et assortit son injonction d’une amende de 1.200 euros. Les dirigeants demandent l’intercession du directeur des contributions – qui confirme la décision du bureau de Diekirch – avant de saisir en juin 2019 le tribunal administratif. Pour défendre leur cause, ils recrutent une des pointures du barreau, Alain Steichen. Après plus de deux années de procédure, l’avocat fiscaliste gagne les premiers juges à sa cause.

Les magistrats font une lecture restrictive de la loi du 11 mai 2007 ayant inventé les sociétés de gestion de participation familial et considèrent que l’intervention de l’ACD sort du cadre légal et relève d’un abus de pouvoir. Le directeur de l’AED est seul en charge du contrôle du respect des obligations des SPF en vertu de la loi. Le dispositif lui donne les pouvoirs de contrôle des activités de ces structures, de surveillance de leurs investissements et de sanction. Tant qu’il n’a pas retiré ce statut aux contrevenants de la loi, aucune intervention de l’ACD n’est possible ni envisageable.

Les contributions directes se sont pourtant octroyé ce droit d’ingérence au nom du «principe de réalisme du droit fiscal» les autorisant «d’opérer (leur) appréciation, indépendamment de la façade derrière laquelle le contribuable concerné se dissimulerait».

Rivalités entre administrations fiscales

Il y a d’ailleurs des précédents. Reporter.lu a pris connaissance d’un redressement de plus de 82.000 euros effectué en 2016 par l’ACD sur les exercices de 2011 à 2013 d’une autre SPF, pour des opérations non autorisées par ses statuts. Pour autant, les dirigeants de la société n’ont pas saisi dans les délais la juridiction administrative pour mettre en cause la légalité des taxations d’office qui furent effectuées. Pour se rattraper, ils entreprirent une action en dommages et intérêts devant les juges civils engageant la responsabilité de l’Etat luxembourgeois pour avoir fautivement fait payer des impôts directs à leur société qui en était pourtant exemptée. En janvier 2020, la Cour d’appel juge leur action irrecevable. Le dossier est enterré.

La question rebondit en septembre 2021 avec les recours «Inbro» et «Euwub» devant les juges du tribunal administratif. L’ACD échoue à les convaincre. L’Etat interjette un appel devant la Cour administrative en octobre 2021. Malgré l’encombrement des affaires qui ankylose l’activité des juridictions administratives, les plaidoiries ont lieu en février dernier et les juges tranchent les affaires en trois mois, un temps record. La rapidité des décisions témoigne des enjeux d’un dossier sensible qui s’est joué sur fond de rivalités, de cloisonnement et d’entre-soi des deux administrations fiscales luxembourgeoises, l’ACD et l’AED.

Il est de notre devoir d’exercer un contrôle fiscal dans le secteur, qui se fait d’après une approche basée sur les risques. »Romain Heinen, directeur de l’AED

Les arrêts de la Cour devraient trouver un accueil favorable dans certains cercles d’affaires. A l’inverse, ces décisions n’enchantent pas les autorités, soucieuses des répercussions négatives en termes de réputation et d’image de marque. Le représentant du gouvernement n’a d’ailleurs pas caché ses craintes face aux juges en les enjoignant de bien mesurer la portée de leur décision à venir. Leur approche, s’ils confirmaient le premier verdict, «reviendrait à amputer l’ACD de son pouvoir de contrôle au seul motif de l’invocation d’un statut dont le contrôle relève d’une autre administration», a-t-il fait ainsi valoir. Leur décision serait alors une «porte ouverte à une optimisation fiscale frauduleuse, sinon agressive, par des entités peu scrupuleuses invoquant le bénéfice d’un statut privilégié sans en respecter les conditions». La Cour a pris ce risque, faisant fi du principe de réalisme du droit fiscal invoqué par le représentant du gouvernement.

La loi de 2007 est ainsi faite que même si le statut était retiré aux SPF contrevenantes, l’ACD ne serait pas en mesure de procéder à des redressements fiscaux, le retrait rétroactif par l’AED étant impossible. En cas de doute, la seule arme à disposition de l’ACD est la loi du 19 décembre 2008 sur la coopération inter-administrative et judiciaire. Même si les deux administrations fiscales ont commencé à se parler – et que, dans le litige «Inbro»/«Euwub», un échange est intervenu entre les deux fiscs –, le dispositif sur l’échange d’informations a toutefois montré ses faiblesses.

Abus de droit

Peu avant de quitter ses fonctions fin 2021, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) a déposé un projet de loi destiné à renforcer les échanges et durcir la lutte contre la fraude fiscale, priorité affichée du gouvernement. Le texte est toujours en discussion. Invité à la présentation de la réforme devant les députés en décembre 2021, Romain Heinen, directeur de l’AED, a reconnu que «les administrations restent plutôt cloisonnées entre-elles» et qu’il convient de «combattre plus efficacement la fraude fiscale et de renforcer l’efficacité de l’Etat».

En attendant que le texte entre dans le droit positif luxembourgeois, le contrôle des SPF reste une chasse gardée des services de Romain Heinen. En dépit des doutes des agents des contributions directes, leurs homologues de l’enregistrement n’ont pas jugé bon de retirer leur statut de SPF à «Inbro» et «Euwub» qui s’en prévalent toujours, selon les informations publiées au LBR.

Il n’y a d’ailleurs jamais eu de retrait parmi les 1.800 SPF tombant sous le contrôle de l’AED. «Il est de notre devoir d’exercer un contrôle fiscal dans le secteur, qui se fait d’après une approche basée sur les risques. Cette tâche est prise au sérieux, mais elle n’a pas abouti au retrait du statut jusqu’alors, pour des raisons autres que le non-respect d’obligations déclaratives», explique Romain Heinen vis-à-vis de Reporter.lu.

L’absence de sanction trouverait une explication dans la posture pragmatique de l’administration envers les contrevenants: «Les sociétés concernées ont régularisé la situation, de sorte qu’un retrait du statut, qui ne peut être prononcé rétroactivement, n’avait plus lieu d’être», admet encore Romain Heinen.

Les cas d’«Inbro» et d’«Euwub» ne sont pas isolés. D’autres dossiers témoignent de l’utilisation galvaudée des sociétés de gestion de patrimoine familial à des fins d’optimisation fiscale qui frise l’abus. En juillet 2020, la Cour administrative a sanctionné des familles luxembourgeoises à la tête d’un imposant patrimoine foncier pour avoir abusivement utilisé une SPF dans des opérations de financement sans justification économique sinon celle du choix de «la voie la moins imposée». Les juges y ont vu très clairement un abus de droit.