Un homme d’affaires attaque devant la Cour de Justice de l’UE un des grands principes de la directive anti-blanchiment: l’accès du public aux informations du Registre des bénéficiaires effectifs. Les enjeux portent sur l’équilibre entre la transparence financière et la protection des données.
L’affaire est luxembourgeoise, mais les enjeux sont européens. Bâtie depuis plus de deux décennies, la lutte contre le blanchiment pourrait perdre un de ses outils les plus redoutables: l’accès du plus grand nombre au registre des bénéficiaires effectifs (RBE) permettant l’identification des personnes qui se cachent parfois derrière des montages juridiques complexes.
Les détracteurs du principe de transparence du monde des affaires demandent l’arbitrage de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur la portée de la directive de 2018/843 sur l’anti-blanchiment (AML). Cette opposition émane d’un homme d’affaires luxembourgeois, dirigeant entre autres d’une compagnie d’aviation privée qui apparaît sous le pseudonyme de «WM» et d’une société de participation financière, «Sovim». Les deux parties avaient saisi à l’origine les tribunaux luxembourgeois après avoir essuyé des refus par le gestionnaire du RBE de ne pas avoir à s’identifier comme bénéficiaires effectifs.
Risque réel et prouvé
La loi de février 2019 sur la transparence impose à toutes les sociétés commerciales, quelle qu’en soit la forme juridique, de décliner au Registre des bénéficiaires effectifs les noms, prénoms, dates et lieux de naissance et adresses de leurs actionnaires. L’accès aux données est large. Leur consultation peut se faire sous forme anonymisée à condition de souscrire aux conditions générales.
Face aux ambiguïtés de la loi – et une virgule mal placée -, les juges nationaux ont demandé, par renvoi de questions préjudicielles, un éclairage de la Cour sur la portée du texte européen et la conformité du dispositif luxembourgeois, notamment sur le régime dispensant, à titre exceptionnel, certaines personnes de devoir s’identifier.
Est-ce que faire peur aux criminels justifie l’ouverture du Registre des bénéficiaires effectifs à tous? »Katrien Veranneman, avocate de «Sovim»
Pour y avoir droit, il faut que le risque d’exposition au public soit réel et qu’il puisse être prouvé. Le niveau de la preuve à apporter est élevé, le gestionnaire du registre ne se contentant pas de pures allégations ou de menaces hypothétiques. Rares d’ailleurs sont les exceptions accordées. La plupart des dérogations portent sur des bénéficiaires effectifs mineurs d’âge ou incapables. «Personne ne sait ce qu’il y a à prouver ni comment le faire», s’est plaint l’avocat de «WM« dans la procédure devant la CJUE.
Son client est dans la salle, son nom apparaît dans toutes les procédures. Il s’appelle Patrick Hansen. A la tête d’une trentaine de sociétés commerciales et de la compagnie aérienne «Luxaviation», il avait évoqué son exposition à des dangers potentiels du fait de la guerre économique dont ses sociétés et lui-même étaient la cible. Il espérait ainsi pouvoir bénéficier du régime dérogatoire et limiter l’accès à ses données à un cercle restreint d’utilisateurs. A l’appui de sa démarche, le dirigeant disait prendre d’importantes précautions lors de ses déplacements internationaux, et avoir notamment recours à des gardes du corps. N’ayant pas pu démontrer concrètement la menace, sa démarche se solda en novembre 2019 par un refus du gestionnaire du RBE. D’où sa saisine de la justice.
Ces dossiers pilotes, qui ont été plaidés mardi 19 octobre devant une grande chambre de la juridiction européenne, conditionnent le sort des centaines d’autres affaires traînant devant les juridictions luxembourgeoises. La place financière et les milieux juridiques sont donc aux aguets dans l’attente des arrêts qui feront date mais qui ne sont pas attendus avant des mois. Programmées pour le 20 janvier, les conclusions de l’avocat général devraient toutefois donner une première orientation à la réponse.
L’accessibilité des données sur l’identité des bénéficiaires des sociétés au grand public, que la directive de 2018 a rendue obligatoire, est au cœur des discussions. Ses opposants y voient une atteinte disproportionnée à leur vie privée. Ils plaident pour une limitation des consultations des informations à un public restreint et identifié à ce qui est utile à la prévention du blanchiment: banques, autorités nationales et internationales, cellules de renseignement financiers, administrations fiscales, etc. Le cercle est restreint.
Chasse aux sorcières
Les journalistes pourraient faire les frais de ces deux affaires si la CJUE abondait dans le sens des thuriféraires de l’entre-soi du monde des affaires.
La consultation du Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) s’apparente actuellement, selon Me Andrea Komninos, avocat de l’homme d’affaires, «à une chasse aux sorcières, qui dépasse largement le but pour lequel il a été institué, c’est-à-dire la prévention du blanchiment et du financement du terrorisme». «Le grand public n’a aucun pouvoir» sur ce plan et les «enquêtes infondées» sont le fait «de personnes aux intérêts malveillants», a expliqué l’avocat. Sans les citer, il a implicitement fait référence aux recherches des consortiums internationaux des journalistes et aux fuites massives de données financières grâce notamment aux «Luxleaks» et aux «Openlux».
«Nous ne voyons pas en quoi l’accès du RBE à tout membre du grand public peut être utile à la lutte contre le blanchiment, voire nécessaire», a renchéri sa consoeur Me Katrien Veranneman, en défense de «Sovim». «Est-ce que faire peur aux criminels justifie l’ouverture du Registre des bénéficiaires effectifs à tous?», a plaidé l’avocate de l’étude «EHP», spécialiste de la régulation financière et du secret bancaire. Elle pointe les risques de dérives, notamment les dénonciations des voisins: «le citoyen ne peut pas être appelé en renfort quand il y a une faille» des autorités, assure-t-elle.
Retraçages des curieux
La défense des deux avocats est alignée sur la nécessité d’une révision de la loi sur le RBE – et partant de la directive – et de la mise en place de «gardes-fous» et de mesures de retraçage de ceux qui consultent le registre. Il s’agirait alors d’un retour en arrière si la consultation du RBE devait être conditionnée à un intérêt légitime. C’est du moins ce qu’avance l’exécutif européen.
Nous pouvons vous confirmer que le Luxembourg est intervenu par écrit dans chacune des affaires (…). »Ministère de la Justice
Les correctifs prônés par les défenseurs de «WM» et de «Sovim» pour dissuader les «simples curieux» de consulter le registre et limiter les droits du public de savoir qui est derrière une société ne s’arrêteraient pas là. Andrea Komninos soutient un renforcement des obligations d’enregistrement des demandeurs d’informations ainsi qu’un dispositif permettant au bénéficiaire effectif de les identifier et de connaître la raison de sa demande. «La transparence ne vaudrait-elle que dans un sens?», a interrogé pour sa part Katrien Veranneman, fustigeant ainsi «l’accès sans contrôle» et anonyme du grand public au RBE. Les mesures dérogatoires prévues pour les bénéficiaires effectifs qui encourraient un risque disproportionné de la révélation de leur identité (par exemple risque d’enlèvement ou de séquestration) n’offrant pas de protection suffisamment opérante aux yeux de l’avocate de «Sovim».
Les juges européens devront faire le grand écart entre des intérêts divergents: le droit au respect de la vie privée couplé au droit à la protection des données personnelles inscrits dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE et la prévention du blanchiment d’argent et de financement du terrorisme ancrée dans la 5e directive AML.’
Un précédent italien de 2017
Ce n’est pas la première fois que la juridiction européenne est saisie de ce type d’affaires. En 2017, les juges ont eu à trancher des questions préjudicielles à la demande de la Cour de cassation italienne sur la compatibilité entre le droit à l’oubli pour les données à caractère personnel et une directive de 2003 sur la publicité des actes des sociétés et leur accès dans le registre des sociétés.
La CJUE a estimé dans son arrêt «Manni» que l’ingérence dans les droits fondamentaux des personnes qui retrouvent leurs noms dans le registre des sociétés sans limite de temps n’était pas disproportionné. D’abord parce qu’un nombre limité de données à caractère personnel y figuraient, ensuite parce que la participation aux échanges économiques par le biais d’une société justifiait la publicité des données sur l’identité et les fonctions exercées au sein de celles-ci.
Les plaidoiries des affaires «WM» et «Sovim» ont été au cœur d’un déploiement d’avocats et de juristes assez exceptionnel. L’Etat luxembourgeois est intervenu dans la procédure écrite, mais n’a pas mandaté de représentant pour intervenir oralement à l’audience du 19 octobre. «Le Luxembourg a rappelé que la législation luxembourgeoise était à ses yeux conforme à la législation communautaire», souligne le ministère de la Justice sur sollicitation de Reporter.lu. La chancellerie renvoie au considérant de la directive selon lequel «l’accès du public aux informations sur les bénéficiaires effectifs permet un contrôle accru des informations par la société civile, notamment la presse ou les organisations de la société civile, et contribue à préserver la confiance dans l’intégrité des transactions commerciales et du système financier. Il peut contribuer à lutter contre le recours abusif à des sociétés (…)».
Le ministère exclut d’ailleurs de modifier les conditions de consultation: «Il n’appartient pas au gestionnaire du registre de mettre en place un mécanisme de contrôle d’accès et de demande de justification par lequel serait apprécié une demande de consultation».
Mauvais signaux aux criminels
Représentée à l’audience, la Norvège a défendu une interprétation stricte du régime de dérogations à la transparence des bénéficiaires effectifs et sa conditionnalité à des «preuves concrètes, précises et étayées» des risques pour légitimer une non-publication d’identité. Sa représentante s’est dit fermement opposée à un retraçage du public et à la communication automatique aux bénéficiaires effectifs des noms de personnes ayant consulté leurs données: «Ce serait, a-t-elle fait valoir, une sonnette d’alarme envoyée aux criminels qui leur permettrait d’échapper plus facilement aux journalistes d’investigation. Le transfert automatique pourrait permettre à ces criminels de prendre des mesures de rétorsion.»
L’implication des journalistes et de la société civile est un élément très important dans la prévention du blanchiment. »Christophe Giolito, Commission européenne
Les représentants du Parlement européen, du Conseil de l’UE et de la Commission européenne ont également fait valoir leurs vues pour défendre la pertinence et l’efficacité de la directive AML de 2018. «Le régime actuel est inscrit dans une politique commune de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme de longue date», a expliqué Ivan Gurov, agent du Conseil de l’UE. Il ne fait pas de doute à ses yeux que l’accès généralisé du grand public aux informations participe à la prévention du blanchiment. «Le régime plus restrictif précédent a été un échec», a-t-il déclaré.
Christophe Giolito, l’agent de la Commission européenne, a défendu la même ligne. «L’implication des journalistes et de la société civile est un élément très important dans la prévention du blanchiment», a-t-il affirmé. Les fuites des «LuxLeaks» en 2016 ont montré, à ses yeux, leur rôle déterminant dans le choix ensuite de la Commission d’élargir le champ d’application de la 4e directive AML (de 2015) et d’ouverture des registres de transparence au plus grand nombre (directive de 2018).
Objectif de transparence pas clair
Aux antipodes de ces positions unanimes, Claire-Agnès Marnier, représentante du Contrôleur européen de la protection des données (CEPD), voit la 5e directive européenne – et le projet de 6e directive présenté en juillet dernier par la Commission européenne – ayant consacré un droit d’accès général et inconditionnel du public aux registres de transparence comme une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux inscrits dans la Charte de l’UE et dans le règlement RGPD. Elle ne voit pas clairement en quoi l’accès grand public peut prévenir l’utilisation du système financier de l’UE à des fins de blanchiment. «L’objectif de transparence a été mal défini (…) Il n’a pas été démontré que l’objectif de prévention du blanchiment ne peut être atteint par une mesure moins attentatoire aux droits fondamentaux», a-t-elle soutenu.
Interrogée par un des juges de la CJUE sur les raisons qui relativiseraient le rôle des citoyens lambda dans la lutte AML, Claire-Agnés Marnier a fait valoir que «le public en accédant aux informations ne peut pas remplir l’objectif de prévention, car il n’y a pas d’investigation par la suite, investigation qui appelle des compétences complémentaires».
La question est de savoir si les journalistes peuvent se prévaloir de ces compétences complémentaires ou si celles-ci doivent rester une chasse gardée des autorités répressives et administratives. L’expérience et les enquêtes journalistiques internationales ou purement nationales ont amplement démontré l’interdépendance des deux mondes dans la lutte contre la criminalité financière.
La réponse n’a pas été donnée à l’oral du 19 octobre.
L’article a été actualisé avec la position plus complète du ministère de la Justice.