Le tribunal administratif va trancher un litige opposant l’ancienne dirigeante de la «East-West United Bank» à la Commission de surveillance du secteur financier. Le régulateur l’a sanctionnée de cinq ans d’interdiction professionnelle sur la base d’un rapport d’audit controversé.
Le 20 janvier 2020, le couperet tombe pour Svetlana Fedotova, ex-administratrice déléguée de la banque aux capitaux russes «East-West United Bank»: la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) lui inflige une interdiction d’exercice de cinq ans. Elle conteste la décision en interne, mais son recours gracieux est rejeté par la direction de la CSSF, d’où sa saisine du tribunal administratif.
L’affaire a été plaidée ce mardi dans le contexte particulier de la guerre en Ukraine et des sanctions visant les capitaux et institutions financières russes, ce qui donne du relief à cette affaire hors du commun, faisant intervenir des personnalités politiques luxembourgeoises et du monde des affaires de premier plan. Pour autant ni la East-West United Bank, ni son actionnaire, Vladimir Evtushenkov, ne sont visés par les sanctions internationales. Le milliardaire russe est à la tête du conglomérat industriel et financier «Sistema», dans lequel Etienne Schneider (LSAP), vice-Premier ministre jusqu’en février 2020, siégeait comme administrateur, jusqu’à sa démission forcée de son mandat, le 28 février dernier.
Litige de milliardaires
La sanction du régulateur des banques n’est pas étrangère à un mystérieux rapport du cabinet PwC de 2015, censé faire la lumière sur un prêt de 100 millions de dollars de la East-West United Bank à un homme d’affaires géorgien, Roman Pipia. Ce dernier est en délicatesse avec Vladimir Evtushenkov. Leur dispute porte sur le contrôle d’une usine de nitrates pour engrais agricoles en Géorgie que Pipia possédait, mais qu’il a perdu. Il soupçonnait le milliardaire russe de l’avoir spolié, toutefois ses accusations n’ont pas été étayées par des faits.
La CSSF utilise-t-elle les mêmes méthodes que la banque? Il est surprenant que le régulateur se rende complice de telles manœuvres. »Hervé Hansen, avocat de Svetlana Fedotova
Les garanties du prêt de 100 millions de dollars, accordé à Roman Pipia en juin 2014, ont été modifiées par un accord confidentiel qui aurait été signé à l’insu de la banque, de son conseil d’administration et du comité de risque. Pour avoir signé cet accord, Svetlana Fedotova a été soupçonnée d’avoir participé à une sorte de conspiration – un transfert de risque préjudiciable au Géorgien -, ce qu’elle dément.
La remise en question des garanties du prêt a en tout cas lourdement pesé sur les ratios de solvabilité de la banque luxembourgeoise. Sous la pression du régulateur, Vladimir Evtushenkov a été forcé de recapitaliser l’établissement. Svetlana Fedotova et un autre cadre de la banque qui fut associé au transfert de garanties ont été licenciés peu après. La première avec préavis, le second pour faute grave.
L’ancienne dirigeante de la banque a le sentiment d’avoir servi de fusible dans cette affaire. Elle a saisi le tribunal de travail pour contester son licenciement. La procédure est toujours en cours devant la Cour d’appel. Parallèlement, une plainte pénale avait été engagée par Roman Pipia pour escroquerie et abus de confiance. Le parquet avait pris les accusations au sérieux et avait ouvert une enquête sur les conditions d’octroi du prêt. La procédure pénale s’est toutefois terminée par un non lieu. Les visées de prédation que Pipia prêtait à Evtushenkov et à son groupe sur son usine de nitrates se sont révélées infondées, selon une source proche du dossier. Entendu à sept reprises par les policiers dans le cadre de cette enquête, Svetlana Fedotova aurait également été mise hors de cause.
Risque de faillite
Quelle que fût l’issue de l’affaire pénale, les enquêteurs se sont intéressés à un rapport du cabinet PwC, commandé par la banque, mettant en lumière les responsabilités des différents protagonistes du prêt. Le rapport était accablant pour la banquière russe qui aurait commis des fautes graves. Il a coûté plus de 300.000 euros. La banque a d’ailleurs cherché à le faire payer, ainsi que d’autres frais, par son ancienne dirigeante. Une copie du document a été envoyée à la CSSF, laquelle refuse de le produire en intégralité dans la procédure administrative, arguant que la loi ne l’autorise pas à le divulguer.
Madame Fedotova a menti à la CSSF en affirmant que la garantie du prêt de 100 millions de dollars était valide. Ce qui était faux (…). »Avocate de la CSSF
Le régulateur dément toutefois avoir utilisé ce rapport PwC pour instruire son dossier et prendre ses sanctions à l’encontre de l’ex-administratrice déléguée. «Nous n’avons pas besoin de cette pièce. Madame Fedotova a menti à la CSSF en affirmant que la garantie du prêt de 100 millions de dollars était valide. Ce qui était faux, car le prêt et les garanties allaient au-delà des limites des grands risques. Si l’actionnaire ne l’avait pas repris, la banque aurait été en faillite», a fait valoir mardi l’avocate du régulateur financier.
Son contradicteur, l’avocat de Svetlana Fedotova, estime au contraire le rapport de l’auditeur central dans la dramaturgie d’une procédure de bannissement de sa cliente du secteur financier. «Pour la banque, ce rapport de PwC est la pièce maîtresse de l’accusation», a plaidé Me Hervé Hansen.
Des doutes légitimes ont surgi au sujet de l’objectivité du cabinet d’audit qui a été dirigé (puis co-dirigé) jusqu’en juin 2016 par Didier Mouget. Personnalité influente du secteur financier qui ne cachait pas sa proximité avec son ami Jeannot Krecké, ancien ministre socialiste de l’Economie, Mouget a rejoint le conseil d’administration de l’établissement bancaire en juillet 2016, soit un mois après son départ de PwC. Mouget a siégé comme administrateur de la banque aux côtés de Jeannot Krecké, qui a été président du conseil en 2015. Ce dernier a dû renoncer à son mandat, dans le sillage de son prédécesseur Etienne Schneider, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, après avoir tergiversé sur l’opportunité de sa démission.
Didier Mouget s’est défait de son mandat chez la East-West United Bank en mai 2021 après que son nom est apparu dans une affaire de gouvernance controversée d’un fonds d’investissement immobilier.
Soupçon de complaisance
Pour rappel, Vladimir Evtushenkov avait été nommé consul honoraire du Luxembourg en 2009 avec juridiction sur les régions de Ekaterinbourg (Oural) et Khabarovsk (Extrême-Orient russe). A cette date, Jeannot Krecké était encore au gouvernement et ne cachait pas ses amitiés avec l’oligarchie russe. L’ancien ministre LSAP est entré dans le conseil d’administration de la East-West United Bank le 28 février 2013, un an après sa démission surprise du gouvernement de Jean-Claude Juncker (CSV).
Après avoir été longtemps réticente à communiquer cette pièce dans les différentes procédures, la banque aux capitaux russes en a fourni une copie sur injonction du tribunal. La CSSF n’en a communiqué pour sa part que des morceaux choisis. La défense de la banquière russe a insisté sur les anomalies du rapport du «Big 4». Car le document n’est pas signé, ce qui est anormal. Des questions se posent forcément sur la régularité et le caractère complaisant de l’audit qui aurait été commandé par Jeannot Krecké, après sa prise de présidence de la banque.
Me Hansen soutient le caractère irrégulier d’un document qui aurait servi à documenter le dossier contre sa cliente Fedotova, au mépris de ses droits à un procès équitable: «Est-ce que la CSSF savait que ce rapport n’était pas signé? Nous ne savons même pas s’il vient de PwC, même s’il porte le logo de la firme», a fait valoir Me Hansen. «La CSSF utilise-t-elle les mêmes méthodes que la banque? Il est surprenant que le régulateur se rende complice de telles manœuvres», a-t-il ajouté.
L’avocat avait réclamé dans ses conclusions la mise en intervention du cabinet d’audit pour lever le mystère sur son rapport controversé et savoir s’il en portait vraiment la paternité. «J’aurais aimé entendre ce que dit PwC», a-t-il déclaré à l’audience. Le tribunal administratif ne lui en a pas laissé le loisir. L’affaire a été prise en délibéré. On ne connaît pas la date de la décision à venir.
Hervé Hansen ne s’est pas privé par ailleurs de tacler une banque «appartenant à un kleptocrate russe» avec lequel les anciens membres du gouvernement Etienne Schneider et Jeannot Krecké se sont acoquinés et ont entretenu des rapports «éhontés», en s’accrochant notamment à leurs mandats d’administrateurs. Les deux ex-ministres du LSAP ont en effet attendu plusieurs jours avant de se résigner à démissionner sous la pression de l’opinion publique et de la russophobie ambiante. «Ces deux personnes ont été lamentables», a déclaré l’avocat à l’audience.
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