La mise en œuvre du Plan de développement culturel (Kep) témoigne de la dynamique enclenchée par la ministre de la Culture. Mais on observe aussi un paradoxal mouvement d’ouverture et de centralisation du processus décisionnel, qui pose questions. Notre analyse.

Quatre heures de discussions pour faire le point sur la mise en œuvre du «Plan de développement culturel 2018-2028» et les défis soulevés par l’actuelle pandémie. C’est peu. Mais au moins, les troisièmes Assises culturelles, qui devaient se tenir en juillet dernier, ont-elles finalement eu lieu à la Philharmonie, le 26 octobre . Elles ont réuni 100 personnes, auxquelles il faut ajouter 700 participants en ligne du fait des restrictions sanitaires. C’est plus que lors des deux précédentes Assises de 2016 et 2018.

Cette mobilisation est un succès pour la ministre de tutelle, Sam Tanson, qui n’a pas ménagé ses efforts depuis son entrée en fonction pour mettre ce plan en action. Sa méthode, faite de fermeté sur les objectifs, de réactivité aux circonstances et de dialogue avec la scène culturelle, a réussi à fédérer les professionnels. Alors qu’elle se bat pour maintenir coûte que coûte les salles de spectacles, musées ou institutions ouvertes, malgré la pandémie, beaucoup voient en elle leur «meilleure lobbyiste» au Conseil du gouvernement. Mais l’affluence aux Assises est aussi le signe des nombreuses questions qui restent ouvertes, dans un secteur ébranlé par l’impact du Covid-19.

Au ministère de la Culture, on joue la transparence. Le «work in progress» du KEP est détaillé sur le site www.kep.public.lu, mis en ligne juste avant le début des Assises (quelques coquilles ou erreurs témoignent d’une certaine précipitation). On peut découvrir point par point l’historique mais aussi l’état d’avancement des mesures, avec leur transposition réglementaire ou législative. Apparaissent ainsi les trois axes prioritaires de la ministre de la Culture: la protection du patrimoine, la valorisation du travail culturel et professionnel (réforme du statut des artistes) et le soutien à la création (notamment pour l’export avec Kultur:LX).

Une écoute encadrée

On peut se demander si les priorités identifiées par le ministère de la Culture sont les bonnes et si la méthode pour leur mise en œuvre est optimale. Depuis son arrivée à l’Hôtel des Terres Rouges, la ministre a privilégié les échanges avec la scène artistique pour consolider un pilier stratégique mais fragile structurellement, fortement exposé à la précarité et frappé de plein fouet par la pandémie. Les associations professionnelles sont désormais toutes conventionnées et susceptibles d’embaucher une personne à mi-temps pour les aider dans leur travail de structuration et de lobbying auprès du ministère de la Culture. Pour l’heure, ce soutien et cette ouverture sont salués. Mais jugés insuffisants.

Les assises culturelles ont réuni 100 personnes, auxquelles il faut ajouter 700 participants en ligne du fait des restrictions sanitaires. (Photo: Martine Pinnel)

Avant les Assises, une lettre ouverte a été diffusée par un collectif réunissant les associations d’artistes plasticiens, acteurs, réalisateurs, techniciens de l’audiovisuel, auteurs et compositeurs de musique ainsi que la plate-forme Forum Culture(s). Ils plaident pour «une stratégie de communication active, efficace et transparente» mais aussi une intégration «dans le processus décisionnel de développement de solutions». En clair, une compilation d’avis ou de propositions – comme on a pu les voir lors de la présentation aux Assises du travail sur le projet de réforme du statut des artistes – ne fait pas forcément une bonne solution.

La table ronde organisée lors des Assises a souligné combien il serait utile d’approfondir le débat. La priorité est-elle de soutenir l’exportation de la création, à travers la nouvelle asbl Kultur:LX, ou ne devrait-on pas mieux cibler le public régional? Faut-il produire plus de créations, ou moins d’œuvres mais plus durables? Les critères de soutien aux artistes et aux institutions culturelles sont-ils pertinents? Le salaire minimum garanti par le statut d’artiste est-il suffisant pour faire vivre les acteurs d’un secteur affiché comme «systemrelevant»?

Des débats a minima sur les choix stratégiques

Les signataires de la lettre ouverte observent par ailleurs que «la réflexion sur la culture ne se fait malheureusement pas encore sur la place publique (sauf pour des aspects sectoriels) ni dans les partis politiques. Voilà pourquoi nous avons besoin d’une plateforme de partage des connaissances, de débat, de réflexion et d’accompagnement critique de la politique culturelle».

Dans sa détermination à faire bouger la scène culturelle et à parer aux urgences nées de la pandémie, on peut observer que le ministère de la Culture a sauté pratiquement toutes les mesures du chapitre des «Recommandations préliminaires» du KEP. Il n’y aura pas de vote d’une loi de mise en œuvre du KEP. Le poste de «Commissaire de gouvernement au plan de développement culturel» a été fusionné avec la fonction de premier conseiller du ministère. La mise en place d’un «Observatoire des politiques culturelles», réunissant des personnalités de la scène culturelle ou de la société civile, est au point mort. Le processus pour «Établir un état des lieux précis et complet du secteur artistique et culturel luxembourgeois», dont l’absence s’était déjà fait sentir lors de l’élaboration du KEP pour fixer les actions prioritaires, a peu avancé (20% du processus).

Jo Kox est la main droite de Sam Tanson au ministère de la Culture et en charge de la mise en oeuvre du KEP. (Photo: Martine Pinnel)

Le processus participatif au niveau politique montre ses limites. En février 2019, peu après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, trois députés CSV (Martine Hansen, Claude Wiseler et Octavie Modert) avaient demandé l’organisation d’un débat d’orientation à la Chambre concernant le KEP. Il s’agissait d’identifier les recommandations à transposer prioritairement, élaborer un calendrier de mise en œuvre, évaluer leur financement et faire un suivi. Ce débat d’orientation en assemblée plénière a été renvoyé pour préparation devant la Commission de la Culture. Depuis octobre 2019, celle-ci s’est réunie à cinq reprises pour discuter des mesures liées au patrimoine, des conventions avec les associations culturelles, du Art Council rebaptisé Kultur:LX et du statut des artistes. Mais c’est finalement le ministère de la Culture qui fixe son agenda, sans discussion préalable sur les priorités ou le financement.

Le risque du déphasage avec la société

Au-delà des «Recommandations préliminaires» du KEP, le chapitre «Citoyenneté culturelle et accessibilité» ne figure pas dans les mesures prioritaires. La grande enquête décennale sur les pratiques culturelles du pays, qui aurait dû être faite par le Liser en 2019 (après celles de 1999 et 2009), n’a pas démarré. Sur le terrain, certains artistes ont un sentiment de déphasage entre un public en quête de «divertissement» et leur ambition d’apporter du «sens» à la société. Fantasme ou réalité? Quel en est l’impact en termes de politique culturelle? Le débat n’est pas posé et les données pour l’objectiver n’existent pas.

À l’ouverture des Assises, Jo Kox a réagi en annonçant la relance de la mesure concernant la création d’un «Observatoire de la Culture». Des études préliminaires comparatives devraient démarrer pour voir comment une telle structure fonctionne chez nos voisins et s’en inspirer. On peut aussi noter l’ouverture, sur le site kep.public.lu, d’une rubrique «Boîte à idées» ouverte à tous. Hormis un avertissement sur la protection des données, il n’est pas (encore) précisé selon quel processus celles-ci seront traitées. Un point pourtant essentiel pour préjuger de son impact et motiver les bonnes volontés.

La ministre Sam Tanson a dit «entendre les remarques sur les perspectives négatives», mais a aussi exhorté les participants à continuer de «travailler sur l’après-crise». Le KEP est «un cadre, même s’il peut être adapté au fur et à mesure». La question du cap, elle, reste fermement entre ses mains à l’Hôtel des Terres Rouges. Après plusieurs législatures marquées par un mélange d’attentisme et de navigation à vue au ministère de la Culture, c’est assurément un moindre mal.

Un état d’avancement du KEP à relativiser

Sur les 62 mesures que compte le Kep, huit ont été réalisées, 44 sont en cours et 10 n’ont pas commencé. D’après le premier conseiller de gouvernement, Jo Kox, le processus de réalisation du Kep se situe à 50% de l’objectif final. Un constat qu’il nuance: «Si une loi est votée par exemple, on peut dire que 100% du processus législatif est atteint. Mais cela ne comprend pas la mise en œuvre». De fait, cet indicateur est plus le signe d’une dynamique à l’œuvre sur la scène culturelle, qu’un bilan intermédiaire de l’état de transposition du Kep.

Ainsi, on peut noter que certaines mesures sont beaucoup plus lourdes à mettre en place que d’autres. La mesure 2 («Nommer un commissaire de gouvernement au plan de développement culturel» – en l’occurrence Jo Kox, qui a fusionné cette charge avec celle de premier conseiller), est sans commune mesure avec la mesure 40 par exemple («signer un pacte culturel entre chaque commune et le ministère de la Culture»). Autre facteur à prendre en compte: le processus de réalisation d’une mesure peut aller vite dans un premier temps, puis s’enliser.

60% de la mesure 29 sur la réforme de la loi sur le patrimoine a été réalisée depuis son dépôt à la Chambre des députés en août 2019. Avoir déposé ce texte était un vrai tour de force de la nouvelle ministre, huit mois après son entrée en fonction. Mais cela ne présage en rien du laps de temps avant le vote de loi. Un précédent projet de réforme de la loi sur le patrimoine, déposé par Erna Hennicot-Schoepges en 2000, avait disparu du radar après un deuxième avis complémentaire du Conseil d’État en 2007.