Les premières élections pour composer le Conseil national de la Justice donnent lieu à une controverse. Deux chefs de corps de la magistrature n’ont pas accepté le jeu démocratique et refusent de siéger comme suppléants. La question d’un nouveau scrutin se pose.
«La hiérarchie a été détrônée», résume un fin connaisseur de l’univers de la magistrature. La justice a organisé le 22 février dernier ses premières élections pour constituer le quota de six magistrats qui vont entrer dans le Conseil national de la Justice (CNJ), constitué en tout de neuf membres (trois étant des personnalités extérieures à la magistrature).
Le projet de loi instituant le CNJ a été adopté en décembre dernier, après des années de tergiversations sur l’indépendance du parquet vis-à-vis de l’exécutif. La mission du «Conseil» est, selon le texte de loi, de veiller «au bon fonctionnement de la justice dans le respect de son indépendance». Cet organe a dans ses attributions des recommandations en matière de recrutement et de formation, les propositions de nominations au Grand-Duc, l’élaboration de règles déontologiques et la surveillance de leur respect et l’introduction de procédures disciplinaires vis-à-vis des magistrats. Le CNJ va aussi traiter les doléances et les plaintes des justiciables, et se pencher notamment – et sanctionner – sur les dysfonctionnements de la justice et ses lenteurs.
Test de légitimité
Un des enjeux du Conseil, qui entrera en fonction en juillet prochain, sera d’examiner des affaires disciplinaires visant des magistrats qui ne travaillent pas, ou pas suffisamment et qui accumulent les dossiers en souffrance. Le tribunal administratif serait particulièrement concerné par des délais longs et inexplicables de traitement de dossiers. Une affaire qui entre actuellement devant cette juridiction ne sera généralement pas visée avant 18 mois, voire davantage.
Il y a du rififi à la Cité judiciaire où les gens s’entredéchirent. Le résultat du vote témoigne des difficultés de la magistrature à trouver son indépendance.“Source proche du dossier
La composition du CNJ et le nombre de ses membres ont donné lieu, lors de l’examen du projet de loi, à des discussions clivantes entre les représentants des magistrats, défendant une ligne corporatiste, et le gouvernement, tenu au respect des normes internationales. Le Groupement des magistrats, sorte de syndicat de la magistrature, s’était notamment opposé à l’intégration d’avocats dans le Conseil ainsi qu’au mode de désignation de ses membres à travers un vote démocratique.
Le texte initial du gouvernement prévoyait que les trois chefs de corps de la magistrature (c’est à dire le président de la Cour supérieure de justice, le président de la Cour administrative et le procureur général) siègent d’office au CNJ, position qui avait suscité les réserves du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. La ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng) s’était alors pliée aux recommandations du Conseil de l’Europe et proposa des amendements – dont une élection où chaque électeur dispose d’un vote – pour mettre le CNJ en conformité avec les standards européens.
Mentalité de fonctionnaire
Le scrutin s’est tenu le 22 février dernier, mais l’issue du vote secret ne s’est pas passée comme certains l’espéraient. «Il y a du rififi à la Cité judiciaire où les gens s’entredéchirent. Car ce ne sont pas ceux qui sont placés le haut dans la hiérarchie qui ont été élus. L’automatisme n’a pas fonctionné. Le résultat du vote témoigne des difficultés de la magistrature à trouver son indépendance», assure un proche du dossier.
Les chefs de corps de la magistrature ont pu mesurer leur popularité ou leur impopularité. Le résultat du scrutin témoigne surtout d’un changement de paradigme – et de génération – au sein de la magistrature. «Il s’agit d’une dynamique saine et cela montre aussi toute l’utilité de la recommandation du Conseil de l’Europe de renoncer à la mentalité de fonctionnaire qui octroie des droits automatiques en fonction de l’âge et du grade», dit un connaisseur des rouages de la Cité judiciaire.
Ainsi les électeurs du magistrat représentant les parquets ont-ils donné deux fois plus de voix à Laurent Seck, substitut principal du procureur d’Etat, qu’à Georges Oswald, procureur d’Etat himself, relégué au rang de suppléant. Vexé d’avoir été battu au jeu démocratique par une personnalité particulièrement appréciée par ses pairs pour son caractère conciliant, Georges Oswald a refusé d’endosser un second rôle.
Les flous de la loi
Un scénario à l’identique s’est produit pour départager les deux candidats à l’élection du magistrat du tribunal administratif: son président Marc Sunnen s’est fait dépasser par une jeune et brillante juge Michèle Stoffel et n’accepte pas non plus de siéger au CNJ comme suppléant derrière une de ses subordonnées.
Compte tenu du fait que deux candidatures seulement ont été présentées, il n’y a pas de 3e homme ou de 3e femme en mesure de prendre le relais aux places respectives de Georges Oswald et Marc Sunnen. Le parquet général a appelé les magistrats à respecter les règles démocratiques et à accepter leurs mandats, mais rien n’y a fait, Georges Oswald et Marc Sunnen ont campé sur leur position.
En l’absence de dispositions claires de la loi, d’aucuns s’interrogent sur la possibilité d’organiser de nouvelles élections. Les modalités d’un nouveau scrutin doivent encore être tranchées. Il s’agira de savoir s’il faudra refaire des élections ou limiter le vote aux suppléants.
Le Conseil national de la Justice à l’issue des élections du 22 février
1. Cour supérieure de justice: Alain Thorn, membre effectif, Marie-Laure Meyer, suppléante.
2. Tribunaux d’arrondissement, des justices de paix et du pool de complément des magistrats du siège: Sylvie Conter, membre effective, Alexandra Huberty, suppléante.
3. Parquet général: Martine Solovieff, membre effective, John Petry, suppléant.
4. Parquets du pool de complément des magistrats du parquet et de la Cellule de renseignement financier: Laurent Seck, membre effectif. Pas de suppléant.
5. Cour administrative: Francis Delaporte, membre effectif, Henri Campill, suppléant.
6. Tribunal administratif: Michèle Stoffel, membre effective. Pas de suppléant.
Les représentants du barreau sont Valérie Dupong, membre effective, et François Kremer, suppléant.
Les représentants de la société civile restent à nommer par la Chambre des députés ainsi que le Secrétaire général du CNJ.
Pour les autres catégories, le respect de l’ordre hiérarchique semble avoir plus ou moins fonctionné, sauf pour l’élection des représentants des tribunaux, Pierre Calmes, président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, candidat, n’ayant pas été élu.
Toutefois, les modalités du vote organisé pour l’élection du représentant de la Cour administrative sont controversées, la juridiction ayant organisé deux votes, un pour le membre effectif et un autre pour le suppléant.
Dans son second avis de mars 2022 sur le projet de loi organisant la CNJ, le Groupement des magistrats luxembourgeois (GML) avait anticipé les difficultés qui se poseraient si un des chefs de corps de la magistrature n’était pas plébiscité par la base: «Bien qu’une élection des chefs de corps soit de nature à renforcer leur légitimité, le GML émet néanmoins des réserves quant aux conséquences d’un vote défavorable de nature à remettre en cause, sinon la légitimité, du moins l’autorité du candidat en question».
Le résultat du vote du 22 février aurait dû donner lieu à la communication d’un procès verbal, ce qui à ce jour n’a pas été fait.
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