Etienne Schneider entretient une relation compliquée avec Flavio Becca. Le promoteur immobilier est le propriétaire de son logement privé. Il est aussi au cœur d’une transaction controversée autour d’un immeuble destiné au ministère de la Défense alors sous tutelle de l’ex-ministre LSAP. 

L’appartement 4.02 se situe au 4e étage d’une résidence d’un nouveau quartier de Cessange. Le bien est l’un des quatre penthouses de l’immeuble construit par le développeur immobilier Flavio Becca. Sur les brochures commerciales, ces objets pourtant très recherchés sur le marché résidentiel n’ont pas fait l’objet d’une commercialisation. Les plans de la résidence mentionnent une surface totale de presque 170 mètres carrés pour 4 chambres à coucher. S’y ajoutent deux terrasses d’une surface de quelque 180 mètres carrés, deux caves et deux parkings et même deux boîtes aux lettres.

Le locataire s’appelle Etienne Schneider, ancien vice-Premier ministre LSAP du gouvernement Bettel. Il a signé un bail avec T-Comalux, société de Flavio Becca, le 12 décembre 2017, alors que le dirigeant était encore en fonction. Le contrat porte sur trois ans, renouvelable. Le bail, que Reporter.lu a consulté et qui ne mentionne pas la surface habitable, fait état d’un loyer de 3.000 euros par mois, auquel s’ajoutent 300 euros de charges mensuelles. Le contrat mentionne assez curieusement une garantie de trois mensualités, mais en fixe le montant à 12.000 euros. Le locataire a également eu droit à trois mois et demi de gratuité de loyers.

Propriétaire magnanime

Si l’on s’en tient à la surface actée sur les plans de la résidence ainsi qu’au cadastre qui fait état de 166,42 m2 de surface utile, ce prix ne correspond pas aux prix du marché pour de tels objets immobiliers. Les experts consultés par Reporter.lu indiquent un niveau de loyer situé entre 25 et 30 euros par mètre carré par mois. Il faut y ajouter un surplus pour les terrasses, correspondant généralement à un tiers du loyer. En demandant 3.000 euros par mois, soit quasiment la moitié de ce que le marché pratique habituellement, Flavio Becca se serait montré particulièrement magnanime envers son prestigieux locataire.

Contacté par Reporter.lu, Serge Estgen, le communicant de Becca estime que les relations de son patron bailleur avec l’ancien ministre ne regardent personne. «En ce qui concerne les baux privés de M. Étienne Schneider, il est hors question pour nous d’abandonner notre conformité (la plus stricte) RGPD (règlement général sur la protection des données, Ndlr) pour satisfaire une recherche journalistique. Ainsi, nous ne pouvons ni confirmer ni infirmer (les) informations», écrit Serge Estgen.

Etienne Schneider tient un discours identique et précise que son appartement fait 130 m2 et non près de 170, ce qui ramènerait le loyer mensuel de 3.000 euros qu’il paie à T-Comalux à peu de choses près aux standards du marché.

«Public Private Partnership» gênant

Fin d’une affaire relevant de la vie privée d’un homme public? Pas exactement.

Il y a aussi l’exemple de l’immeuble Darwin à la Cloche d’Or. Les liaisons entre Flavio Becca et Etienne Schneider se sont prolongées dans la vie publique. Celui qui fut ministre de l’Economie, de la Défense et de la Sécurité intérieure du premier gouvernement Bettel puis confirmé à l’Economie et passé au ministère de la Santé dans le second gouvernement Bettel a retrouvé le promoteur sur son chemin pour héberger des administrations sous sa tutelle.

En 2014, au nom du «Zukunftspaak» et de l’austérité que s’impose la nouvelle coalition bleue, rouge et verte au pouvoir, le ministre de la Défense et de la Sécurité intérieure qu’est alors Etienne Schneider entend regrouper les services de l’Etat major de l’Armée, de la direction de la défense, de la sécurité intérieure et de la direction de la Police dans un même bâtiment. L’Etat veut acheter, officiellement pour faire des économies. Le projet initial prévoyait même d’y héberger le Service de renseignement de l’Etat (SRE), mais sa directrice Doris Woltz s’est opposée à cette cohabitation.

La construction juridique de location-vente était assez monstrueuse et risquait d’aboutir à un prix d’achat final entre 60 et 70 millions d’euros selon nos estimations. »Source proche du dossier

Tenu par le libéral Pierre Gramegna, le ministère des Finances est à la manœuvre pour explorer le marché immobilier à la recherche d’un immeuble idoine. La démarche aurait été compliquée et longue, mais elle aboutit fin 2018. Le dévolu tombe sur le projet Darwin à la Cloche d’Or, à quelques encablures du centre commercial Auchan, encore en construction à l’époque. L’immeuble de plus de 5.000 mètres carrés est développé par Grossfeld PAP, un fonds d’investissement de type Sicav RAIF, dont Flavio Becca est un des principaux actionnaires aux côtés du groupe belge Extensa. Il n’y a pas eu d’appel d’offre.

Réticences de l’Armée, réserves de la Ville

Grossfeld PAP est d’ailleurs en défaut de publication de ses comptes annuels 2018 comme la loi le commande. Pour 2019, l’urgence sanitaire de la Covid a donné un peu de liberté aux sociétés commerciales pour publier leurs bilans.

A l’automne 2018, les négociations autour du futur aménagement de l’immeuble Darwin s’éternisent et piétinent, face notamment aux réticences de l’Armée pour le choix de l’emplacement et la taille démesurée du bâtiment et aux réserves de la Ville de Luxembourg, notamment au sujet du projet d’installation de grilles pour sécuriser le bâtiment et en faire un véritable bunker au coeur de la Cloche d’Or.

L’immeuble en question est développé par Grossfeld PAP, un fonds d’investissement dont Flavio Becca est un des principaux actionnaires. (Photo: Eric Engel)

Installé dans un immeuble de la rue Goethe loué 500.000 euros par an, l’Etat-major de l’Armée n’était pas particulièrement enthousiaste à migrer vers le ban de Gasperich, essentiellement pour des raisons de sécurité. La proximité immédiate d’un centre commercial, d’une zone résidentielle et du Lycée Vauban ne plaidait pas en faveur du projet de la rue Darwin.

Bien qu’Etienne Schneider démente s’être personnellement impliqué dans les négociations commerciales avec Grossfeld, des discussions internes ont cours entre 2017 et 2018 avec les représentants de l’Etat-major, la direction de la défense et le ministre de tutelle et des membres de son cabinet autour du contrat avec le promoteur immobilier.

Un témoin de ces discussions a confié à Reporter.lu sous couvert d’anonymat que le tour de table a porté sur la nature du contrat avec Grossfeld. Il a surtout été question du prix du bâtiment estimé à près de 60 millions d’euros et de la nécessité ou non de passer par une loi de financement. Un autre point de discussion a tourné autour des équipements de sécurité, notamment l’installation de vitrages blindés aux deux premiers étages de l’immeuble, ce qui renchérissait le coût de l’investissement pour le contribuable.

Sous les radars de la loi de financement

Tout investissement public supérieur ou égal à 40 millions d’euros doit en effet faire l’objet d’un projet de loi, validé au préalable par le Conseil de gouvernement, visé par le Conseil d’Etat puis voté par la Chambre des députés.

Le scénario initial, selon nos sources, portait sur une procédure de location-vente. Une opération assez courante pour les transactions réalisées avec ou par l’Etat, car elle permet de passer sous le radar des 40 millions d’euros et de la loi de financement. Cette formule permet de prendre en compte les loyers déjà versés dans le prix d’achat final des immeubles. Cette solution fut retenue pour le bâtiment de la rue Darwin.

A l’automne 2018, peu avant les élections législatives du 14 octobre et alors que l’avenir des socialistes dans le futur gouvernement était plus qu’incertain, Etienne Schneider met la pression sur ses services pour faire avancer le dossier du déménagement.

Il est un fait que dans de tels projets, on rencontre toujours les mêmes deux à trois gros promoteurs immobiliers du Luxembourg. »Etienne Schneider

Toutefois, les cartes des ministères sont redistribuées avec la formation du second gouvernement bleu rouge et vert. François Bausch, Déi Gréng, prend les rênes du ministère de la Défense et de la Sécurité intérieure. Etienne Schneider hérite du ministère de la Santé tout en conservant l’Economie.

Un des premiers actes que François Bausch va poser à son arrivée à la Défense sera de renoncer au déménagement à la Cloche d’Or. Une source proche du ministère de la Défense indique que le «dossier Darwin» était jugé non-transparent et trop cher: «La construction juridique de location-vente était assez monstrueuse et risquait d’aboutir à un prix d’achat final entre 60 et 70 millions d’euros selon nos estimations», indique-t-elle.

Acte de rupture de François Bausch

François Bausch relance toutefois, par acquit de conscience, les négociations avec Grossfeld sur les conditions du contrat qui était presque finalisé. Le ministre propose même une loi de financement, avant de décider, au final, de mettre fin aux discussions.

L’état-major de l’Armée s’est depuis lors installé route d’Esch dans l’immeuble abritant également le SRE. Le ministère de la Défense prendra ses quartiers dans une des deux tours construites par le Fonds Kirchberg, près du rond-point Serra, l’autre tour devant être occupée par le ministère de la Justice.

Classé verticalement par la Défense, le dossier Darwin rebondit alors au ministère de la Santé qui doit quitter le bâtiment de la Villa Louvigny et le rendre à sa vocation culturelle initiale, comme le prévoit l’accord de coalition.

Différentes versions d’événements

Etienne Schneider, ministre de la Santé entre décembre 2018 et février 2020, affirme être toujours resté en retrait du tour de table avec Grossfeld PAP: «Personnellement, je n’étais jamais impliqué dans ces négociations et le MinFin (ministère des Finances, ndlr) s’oriente toujours aux prix du marché pour ses négociations», assure-t-il dans un mail à Reporter.lu. «Pour le reste, il est un fait que dans de tels projets, on rencontre toujours les mêmes deux à trois gros promoteurs immobiliers du Luxembourg», ajoute l’ex-ministre.

De son côté, le groupe Becca fait savoir que «les négociations au sujet du contrat de bail bâtiment rue Darwin pour le ministère de la santé ont été menées par le ministère des Finances».

L’entrepreneur Flavio Becca entretient des bonnes relations non pas seulement avec l’ex-ministre Etienne Schneider mais avec plusieurs représentants de la classe politique. (Photo: Tim de Waele/Corbis via Getty Images)

Contacté par Reporter.lu, le porte-parole du ministre des Finances nuance toutefois l’implication exclusive des services de Pierre Gramegna dans la transaction avec la Sicav: «Lors des décisions d’acquérir ou de louer un immeuble, les ministères et administrations concernés sont en règle générale consultés sur leurs besoins. Le cas échéant, le ministre dont relève l’occupant, signe le contrat conjointement avec le ministre ayant les domaines de l’Etat dans ses attributions, à savoir le ministre des Finances».

Selon nos informations, le contrat du bâtiment Darwin qui va héberger le ministère de la Santé, mais pas la direction de la Santé (migrée à Hamm), porte sur un bail de 9 ans. Ni le ministère des Finances ni celui de la Santé n’ont souhaité préciser si ce contrat était assorti ou non d’une clause d’achat de l’immeuble. Et, le cas échéant, à quel prix final l’Etat en fera sa propriété.

Qu’est ce que le Greco va dire?

Etienne Schneider, qui depuis février dernier a dit adieu à la vie politique et a repris le contrôle de sa vie privée, rejette tout soupçon de conflit d’intérêts : «Cette insinuation de conflit d’intérêts, déclare-t-il, est intenable et choquante».

Il restera à tout le moins de cette affaire, l’apparence d’un conflit d’intérêts. Le gouvernement de Xavier Bettel s’était donné un code de déontologie en 2014, après le scandale de Livange, du nom d’un projet immobilier ayant impliqué entre autres Flavio Becca et Jeannot Krecké, le mentor et prédécesseur LSAP d’Etienne Schneider au ministère de l’Economie.

Cette charte de gouvernance devra être renforcée si le Luxembourg veut être conforme aux standards du Groupe d’Etats contre la corruption (Greco). Emanation du Conseil de l’Europe, le Greco s’est montré très critique dans son évaluation du dispositif luxembourgeois de prévention de la corruption et de promotion de l’intégrité au sein des gouvernements.

Dans le rapport adopté fin octobre, l’organisation réclame la mise en place, sous la tutelle du Premier ministre, de registres documentant les entrevues et les rencontres entre les ministres, leurs conseillers et «des représentants d’intérêts» pour mieux contrôler l’influence des lobbies et les liaisons, parfois dangereuses, entre le monde politique et celui des affaires.


A lire aussi