Plus de la moitié des pensionnaires contaminés et 22 décès, un mois après le premier jour de vaccination. Que s’est-il passé au CIPA Um Lauterbann de Niederkorn le 18 février? Des témoignages apportent un éclairage sur un dysfonctionnement dans l’organisation de la vaccination.
«Pour nous les familles endeuillées, il serait important de savoir. Un manque de chance? Si c’est le cas, alors qu’on nous le dise. Mais s’il y a un lien avec la vaccination, je ne voudrais pas que cela soit mis sous le tapis». La maman de S. est décédée dans la nuit du 12 au 13 mars. Cela faisait deux semaines que cette personne de 92 ans, souffrant de démence, avait été testée positive et isolée dans sa chambre. «La veille de son décès, l’infirmière m’a assuré qu’elle n’avait pas de symptômes mais qu’on la surveillait parce qu’elle mangeait un peu moins». Elle s’est éteinte dans la nuit.
Le dernier message de la direction du CIPA remontait au 3 mars. Les familles étaient informées de la possibilité d’organiser des rendez-vous par Skype avec les pensionnaires confinés dans leurs chambres. Il leur faudra attendre encore 10 jours et la diffusion d’informations de plus en plus alarmantes, pour qu’elles en apprennent un peu plus ce qu’il s’est passé au CIPA de Niederkorn. Une conférence de presse a réuni le 23 mars la ministre de la Famille Corinne Cahen (DP), le directeur de la Santé Jean-Claude Schmit et le responsable opérationnel du groupe Servior, Raoul Vinandy.
Une prise de parole qui n’a pas convaincu. «C’est beau d’énumérer les faits et les actions entreprises a posteriori. Mais la question primordiale, sur les causes et l’ampleur du cluster, n’a pas été abordée», estime S.
Pour tous les observateurs, la date pivot du 18 février pose question puisque c’est à partir de ce moment que l’établissement Um Lauterbann a connu une flambée du virus d’une ampleur inégalée depuis le début de la pandémie, avec 84 pensionnaires sur 150 et 25 employés sur 137 infectés.
Une des clés du cluster
Plusieurs voix s’élèvent pour demander une enquête approfondie. Différentes hypothèses ont été avancées pour tenter d’expliquer la manière dont s’est développé ce cluster. Mais l’organisation de la vaccination proprement dite n’a pas encore été questionnée. Or, d’après un médecin qui y a participé, mais qui souhaite garder l’anonymat, c’est l’une des clés du début de la crise au CIPA. Un témoignage confirmé par d’autres médecins qui étaient sur les lieux et qui pose la question de la gouvernance des campagnes de vaccination dans les maisons de retraite.

Ce 18 février, la vaccination doit démarrer à 9 heures du matin à Niederkorn. Une équipe mobile du ministère de la Santé – composée d’un médecin, d’une infirmière et d’une personne des douanes – arrive tôt pour vérifier que tout est prêt dans la salle des fêtes, transformée en centre de vaccination. Il faut noter qu’il n’y a pas eu en amont de contrôle du site par la cellule de coordination du ministère de la Santé. En revanche, celle-ci a envoyé à la direction de Um Lauterbann un dossier de mission de vaccination au début du mois de février. «Des échanges réguliers ont eu lieu entre la structure et la direction de la Santé pour vérifier que tout est en ordre», confirme la responsable de la communication du groupe Servior – dont dépend le CIPA – Nathalie Hanck.
À Um Lauterbann, l’intervention est prévue pour se dérouler sur une journée. 143 pensionnaires sur 150 et 80 employés sur 137 se sont inscrits. Un total de 223 personnes doivent être vaccinées entre 9 heures et 17 heures, avec une petite heure de pause. Il y a cinq lignes de vaccination, soit un peu moins de 10 minutes par personne pour faire les vérifications d’usage et l’injection. Sur le papier, c’est jouable. A condition d’assurer tout au long de la journée un flux continu dans la vaccination. Ce qui ne sera pas le cas.
Voies sans issues
Les pensionnaires arrivent de trois bâtiments différents, suivant un planning précis. Ils sont masqués et accompagnés d’un personnel soignant lorsqu’ils ont des problèmes de mobilité ou de démence. Le choix du local va s’avérer problématique d’après notre témoin. «Il a été décidé, sans consultation des médecins intervenants dans la maison, de faire la vaccination dans la salle des fêtes. Or, celle-ci n’est pas prédestinée à accueillir un centre de vaccination. Il n’y a qu’une seule porte. Les gens qui entrent croisent forcément ceux qui sortent, et vice-versa», dit-il en observant que les masques n’étaient pas toujours positionnés de manière optimale sur les visages.
Un deuxième médecin présent le 18 février confirme qu’il y a eu «un problème d’arrivage des différentes personnes», parlant d’«attroupement avant d’entrer dans la salle de vaccination» et «d’animation dans le hall». Les distances de sécurité n’étaient manifestement pas respectées par tous: «C’était un peu comme à la caisse au supermarché».
L’organisation et la logistique sur le site sont gérées par la structure et ne sont pas validées par la cellule de coordination des vaccinations. »Ministère de la Santé
Un troisième médecin note que ces croisements n’avaient pas lieu uniquement en direction de la salle des fêtes, mais également pour aller dans la salle de repos où les personnes étaient mises en observation pendant 10 à 15 minutes, après la vaccination. Ces deux salles se situent de part et d’autre du hall d’entrée. Cela faisait quatre flux de convergence vers le hall.
On notera que lors de la conférence de presse du 23 mars, le directeur de la Santé Jean-Claude Schmit a expliqué pourquoi le vaccin ne peut pas contaminer une personne. Surtout, il affirmé que le virus était déjà dans la maison. Un pensionnaire y a été testé positif le 17 février, veille de la vaccination, mais il n’y avait alors pas de suspicion de cluster.
Le jour de la vaccination, un membre du personnel a été testé positif. Dès le 19 février, quatre personnes en plus ont été testées positives dans différents services, soulevant la question «d’une infection diffuse dans la maison», a indiqué le directeur opérationnel de Servior, Raoul Vinandy. Depuis le début de l’année, des Large Scale Testing avaient été réalisés sur place le 11 janvier et le 4 février. Le suivant était prévu pour le 1er mars. Il n’y a donc pas eu de test complet du CIPA juste avant la vaccination.
Le risque de l’absentéisme
Autre problème d’après le premier médecin: la taille de la salle des fêtes n’était pas suffisante. Sur une surface d’environ 100 mètres carrés étaient installés six bureaux (celui de l’équipe mobile du ministère et les cinq postes de vaccination). Treize professionnels y étaient présents en permanence pour recevoir entre cinq et dix personnes, soit en principe un maximum de 23 personnes au même moment. «En moyenne, il y avait une vingtaine de personnes dans la salle. Mais j’ai vu aussi des pointes à une quarantaine de personnes le matin», affirme-t-il.

Les premiers pensionnaires n’avaient pas pris leurs paramètres vitaux (température, tension artérielle, pouls, saturation en oxygène) dans leurs chambres. De nouvelles consignes ont permis de rectifier le tir. Le médecin indique que vers 14h30, l’ensemble des personnes âgées étaient vaccinées. Ensuite est venu le tour du personnel.
Le choix de vacciner le même jour les pensionnaires et 80 employés pose lui aussi question. «Jamais, je n’aurais vacciné le même jour les personnes âgées et le personnel. On sait que les symptômes peuvent provoquer des incapacités de travail», observe le troisième médecin. Du côté de Servior, on relève qu’environ 25 personnes sur les 80 vaccinées manquaient à l’appel le lendemain. «Comme nous faisons partie d’un grand groupe, nous avons pu demander à du personnel d’autres établissements de venir en renfort», indique Nathalie Hanck qui salue «des équipes exceptionnelles, très flexibles, qui permettent une entraide entre les Centres».
Premières leçons
Du côté du ministère de la Santé, on précise que «l’organisation et la logistique sur le site sont gérées par la structure et ne sont pas validées par la cellule de coordination des vaccinations». Le dossier de mission «recommande que l’accès à l’espace de vaccination doit être facilité, avec dans l’idéal entrée et sortie séparées. Le choix des locaux se fait en fonction des possibilités architecturales de la structure». Lorsque l’équipe mobile arrive, quelques heures avant le début des opérations, tout est déjà en place.
Le grand problème que moi, je vois, c’est qu’on va sacrifier quelques têtes locales alors que je suis d’avis que c’est un problème qui vient d’en haut. »Un médecin traitant au CIPA
Les autorités sanitaires ne pensent pas que la salle des fêtes soit le nœud du problème à l’origine du cluster. «Le passage des clients se faisait en fonction des groupes encadrés de la communauté de vie. Des personnes qui vivaient de toute façon ensemble dans la structure et il n’existait pas de risque supplémentaire de s’infecter lors du passage dans la salle de vaccination», nous indique-t-on. Pourtant, le 28 mars, la deuxième vaccination des pensionnaires avec le vaccin Pfizer a eu lieu non pas dans la Salle des fêtes mais dans la salle à manger, beaucoup plus grande et disposant d’entrée et sortie différentes. «Le 18 février, nous n’avions pas de cluster et le restaurant n’était pas disponible», justifie Nathalie Hanck.
Lors de la conférence de presse du 23 mars, la ministre de la Famille, Corinne Cahen, a souligné les contraintes liées à un bâtiment construit dans les années 1960 et agrandi dans les années 1970 et 2005. Mais pour le premier médecin, la salle des fêtes n’était pas la seule alternative comme centre de vaccination. «Si le bâtiment n’est pas adapté, alors il faut faire autrement et aller vacciner les personnes en chambre. Sinon, on aurait au moins pu mettre une ligne par étage, pour ne pas avoir un brassage géographique entre les gens des différents étages. Cela aurait limité la contamination en cas de cluster».
Il déplore le manque d’anticipation. «Le grand problème que moi je vois, c’est qu’on va sacrifier quelques têtes locales alors que je suis d’avis que c’est un problème qui vient d’en haut. Si la direction de la Santé veut envoyer des équipes mobiles sur le terrain, ils doivent sonder le terrain avant de s’y rendre, avoir un concept pour un centre de vaccination et vérifier que toutes les conditions sont remplies avant de commencer la vaccination. Je pense que le ministère de la Famille devrait avoir son mot à dire, puisque ces maisons fonctionnent sous sa tutelle. Et une structure comme Servior, qui gère un certain nombre de maisons, devrait avoir un concept, le transmettre vers les différentes maisons et vérifier qu’il est rempli».
Servior se défend en rappelant son souci de respecter les contraintes sanitaires, mais avec l’impératif de rester «une communauté de vie, ce qui impose de compter sur la responsabilité de chacun».