Malgré leur gestation difficile, les événements d’«Esch2022» se poursuivent. Alors que l’heure du bilan approche, les questions autour de l’héritage de la capitale culturelle émergent. Le vague conceptuel et la rigueur budgétaire provoquent des perspectives incertaines.
Temps maussade à Schifflange. Tandis que dans la cour le fauteuil aménagé en «Pop Up VIP» prend l’eau, une petite douzaine d’amateurs d’art et de musique se sont retrouvés dans la salle de concert improvisée, dans les anciens bâtiments de la «Metzeschmelz», occupés par le collectif «Cueva». Locaux dans lesquels le collectif a pu organiser une de ses traditionnelles expositions sauvages.
Ce samedi après-midi, c’est un concert qui a attiré les amateurs. Et pas n’importe lequel, car les apparitions de «Petrograd» sont rares. Groupe phare de la scène punk et hardcore qui squattait l’ancien abattoir d’Esch – devenu la Kulturfabrik depuis – il était à la fin des années 1990 le porteur d’un certain espoir que la musique underground luxembourgeoise puisse s’exporter loin au-delà du Minett. Disparu depuis 2002, les anars autour de Steve «Diff» Differdinger rejouent dans les salles de café depuis cette année.
Rebelle fatigué
Tout un symbole donc que ce concert soit organisé par un collectif eschois qui n’est pas soutenu par la capitale culturelle européenne. Nous nous retrouvons avec le «rebelle» Théid Johanns, le visage de «Cueva», avec le sound-check de la grosse caisse pour fond sonore. Affalé sur une chaise de camping, Johanns semble fatigué. Son différend public avec le bourgmestre eschois – et président du conseil d’administration de la capitale culturelle – Georges Mischo (CSV) n’est pas sa priorité. Pour Théid Johanns, savoir qu’il figure dans une vidéo de promotion de laquelle il aurait été coupé à cause de son criticisme, importe peu.
Esch2022 c’est tant de chances perdues pour faire des projets socio-culturels qui auraient fait un sens. »
Théid Johanns, co-fondateur du collectif « Cueva »
Depuis que le projet «Cueva-Metzeschmelz» a été recalé par la capitale culturelle, à cause de «broutilles bureaucratiques», comme le décrit Théid Johanns, il se questionne surtout sur le futur de son projet. Depuis 2018, le collectif monte des expositions dans des bâtiments voués à la disparition. Confirmés ou non, des artistes utilisent ces espaces à leur guise – mais aussi à leurs frais. «Cueva» ne donne pas de budget, parce qu’il n’y en a pas. Un mode de fonctionnement dont Johanns commence à douter: «Nous pensons entre autres à une refondation du collectif sous un autre nom et entrer dans la danse des artistes subventionnés», dit-il, «Après quatre ans de fonctionnement sans argent, il est peut-être temps de mettre en question ces principes».
Cela n’altère cependant pas son jugement sur «Esch2022»: «Tout ce cirque n’a rien à voir avec le Minett et ses habitants. Les Eschois n’aiment pas être mis sur une estrade pour justifier un spectacle. En fait, Esch2022 c’est tant de chances perdues pour faire des projets socio-culturels qui auraient fait un sens. Mais il ne faut pas oublier qu’après 2022, il y aura aussi 2023», rassure Théid Johanns.
Perspectives douces-amères
Exténuée, Nathalie Ronvaux l’est aussi. Mais pas par manque de motivation. L’auteure et attachée de direction responsable de la mise en place des projets Esch2022 à la Kulturfabrik vient de passer un weekend de 33,7 heures avec l’ensemble «United Instruments of Lucilin» qui a rempli tout le weekend avec de la musique contemporaine et des installations dans l’ancien abattoir – et justement un des sept projets cofinancés par la capitale européenne de la culture.

Certes, les plans de la Kulturfabrik au début de l’aventure Esch2022 étaient différents: «Nous avions projeté de porter huit projets qui devraient aussi couvrir les années après la capitale culturelle. Mais vu les limites de temps et de budget, nous nous sommes rabattus sur des projets pour lesquels on avait des partenaires». Parmi ceux, il y a des compagnies et des artistes avec lesquels la Kulturfabrik a déjà tissé des liens pendant des années, comme la «Compagnie Eddie Van Tsui». D’autres projets comme «Red Luxembourg» ou le «Yeah ! Festival» – dédiés tous les deux à l’architecture – ont su amener de nouvelles impulsions à la Kulturfabrik.
En ce qui concerne le futur, Nathalie Ronvaux est loin d’être optimiste: «Honnêtement, nous savons que les budgets culturels après 2022 ne seront pas aussi élevés. C’est pourquoi nous en avons profité pour organiser autant de projets que possible en cette année faste. Personne ne sait vraiment ce qui nous attendra les prochaines années. La culture n’est pas déconnectée du reste du monde. Un monde qui connaît une guerre très proche de nous et qui subit un changement climatique dramatique».
Pour la Kulturfabrik, dont le budget reste modeste par rapport à d’autres institutions culturelles au Grand-Duché, le futur ressemblera donc à son passé récent: «Nous évoluons toujours dans un monde d’incertitudes», commente Ronvaux, «La seule certitude qu’on a, c’est notre motivation de continuer».
Pollution visuelle
Ces perspectives incertaines se retrouvent dans les témoignages d’artistes que nous avons pu recueillir – sous condition d’anonymat. Généralement, la situation du moment est évaluée comme plutôt bonne. Le stress entourant la sélection des dossiers et la recherche de financement pour les 130 projets retenus étant retombé, les contacts avec l’administration de Esch2022» se sont relâchés. Les participants disent tous recevoir de temps en temps des demandes de la part de l’équipe de Nancy Braun, directrice générale d’Esch2022, mais que la pression sous laquelle ils se trouvaient au début de l’année aurait diminué. Mais tous redoutent l’austérité qui se profile à l’horizon.
Nous sommes dans notre rôle d’instigateurs de projets et de partenariats. Je conçois cette capitale culturelle comme celle des ouvertures. »Nancy Braun, directrice générale «Esch2022»
Une rigueur qui n’est pas de mise dans les zones urbaines où se déroulent les événements d’Esch2022. La capitale culturelle s’y déploie sous forme d’une pollution visuelle, qui peine à faire du sens. Comme ces photos presque grandeur nature de citoyens et de leurs familles dans la rue de l’Alzette, qui servent surtout aux jeunes pour se partager un joint en toute discrétion. Ou les tribunes vides qui peuplaient la même rue lors de la cinquième Nuit de la culture organisée à Esch.

Le même mélange entre sur-plein et manque de cohérence se retrouve au cœur du projet, à Belval. Pour trouver les grandes expositions à la «Möllerei» et dans la «Massenoire», il vaut mieux avoir de la connaissance locale, la signalétique étant quasi inexistante. À l’intérieur des halls réaménagés à grands frais pour l’occasion, les expositions «In Transfer – A New Condition», organisée par «Ars Electronica», le plus grand festival de technologie et de culture autrichien et «Respire – pour un design climatique» mis en place par l’École Nationale Supérieure d’Art et de Design de Nancy, n’attirent pas les masses. La même chose vaut pour l’exposition de la collection privée de guitares de Luc Henzig, conseiller au ministère de l’Education et président du conseil d’administration de la Rockhal avoisinante, installée dans le pavillon «Skip», près des bureaux d’Esch2022.
En fin d’après-midi, un vendredi, les salles restent quasi vides, à part les vigiles. Certes, des projets comme le musical «De Neie Mineur» à Tétange ont su attirer un certain public. Mais en général, l’impression qui demeure est celle qu’Esch2022 est l’occasion de beaucoup de lancements, sans que la direction soit vraiment claire.
«FrEsch» pour la relève
Une impression corroborée par la directrice générale de la capitale européenne de la culture, Nancy Braun: «Nous sommes dans notre rôle d’instigateurs de projets et de partenariats. Je conçois cette capitale culturelle comme celle des ouvertures. Pas uniquement officielles, mais d’ouvertures à des opportunités futures», commente-t-elle en discussion avec Reporter.lu.
D’après elle, il serait difficile de chiffrer les investissements faits dans la scène locale et de les différencier des achats internationaux, comme par exemple l’ouverture confiée à l’agence berlinoise «Battle Royal»: «Nous ne pourrons faire cet exercice que dans le rapport final, qui n’est pas encore écrit. En général, nous différencions entre les projets internes, que nous avons mis sur pied nous-mêmes, et ceux réalisés par des partenaires issus de l’appel à projets».
Pour ces derniers, dont le nombre final est de 130, et qui sont locaux à 98% l’enveloppe budgétaire est de 17 millions d’euros. Les projets internes – locaux plus ou moins à 50% – auront coûté 13 millions d’euros. Les frais de personnel de tout le projet Esch2022 sont de 8,1 millions. Sur le budget global de 53,6 millions, presque deux tiers sont donc allés vers les projets sur place.

Quant à l’après 2022 et ce qui en restera, Nancy Braun évoque les projets créés par la ville d’Esch, notamment par l’asbl «FrEsch». Celle-ci administre les bâtiments de la «Konschthal» – où officie Christian Mosar, l’ancien directeur artistique d’Esch2022 -, le «Bridderhaus» où se trouvent des résidences artistiques et le «Bâtiment 4», lieu dédié aux associations. «FrEsch» dont le conseil d’administration se compose de l’échevin à la culture de la ville d’Esch Pim Knaff (DP) et de fonctionnaires de la commune, y compris Ralph Waltmans directeur du service culturel, dispose d’une convention de 5,5 millions d’euros avec la même ville. Elle emploie entre-temps onze personnes en CDI et trois nouveaux postes indéterminés seront lancés sous peu.
Interrogé par Reporter.lu, sur le futur de ces infrastructures culturelles, Ralph Waltmans fait référence au plan de développement culturel d’Esch «Connexions» qui définissait les buts de la politique culturelle communale entre 2017 et 2027: «Si nous avons déjà accompli les 18 missions que nous nous sommes données, c’est grâce à Esch2022. Une capitale culturelle européenne n’est pas une fin en soi, mais un accélérateur pour faire de la culture un quatrième pilier du développement durable de la ville», explique-t-il. Le budget de «FrEsch» sera voté en décembre: «Mais je peux vous dire déjà qu’il sera à peu près à la même hauteur que 2022», assure Waltmans.
Héritage immatériel
À côté de ces projets eschois, Nancy Braun met en avant les nombreux projets commencés par les communes avoisinantes, au Luxembourg comme en France: «Tout n’est peut-être pas visible comme les nouveaux réseaux – aussi avec la ville de Kaunas, avec laquelle nous partageons le titre de capitale européenne de la culture – des nouvelles expertises ou plus généralement une augmentation du potentiel de la région», estime la directrice générale d’Esch2022.
Pourtant, une chose est sûre: «Le financement de projets commencés sous l’égide d’Esch2022 n’est pas prévu au-delà de l’année culturelle, dépenses courantes mis à part», explique Nancy Braun. Elle renvoie donc les artistes vers les opportunités classiques de financement, comme le ministère de la Culture. Le seul héritage matériel d’Esch2022 sera la plateforme «Business For Culture Club», qui propose de mettre ensemble entreprises et artistes en recherche de financements pour leurs projets. En ce moment, la plateforme compte bien une douzaine de firmes qui se sont inscrites, mais aucun collectif d’artiste.
Quant à son futur personnel, Nancy Braun n’y pense pas encore: «Je ne serai en tout cas pas directrice d’une institution culturelle», dit-elle en référence à ses prédécesseurs de 1995 et de 2007 qui ont eu des postes après avoir géré les capitales culturelles luxembourgeoises par le passé, «Je vais encore rester en poste jusqu’en fin 2023 pour clôturer le projet et après je ne sais pas où le destin va m’amener».
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