Le gouvernement veut encore durcir la répression du blanchiment. Il va sacrifier un article du Code pénal qui tenait à jour une liste sélective des infractions tombant dans le champ du blanchiment. Un symbole disparait alors que le Luxembourg poursuit sa transformation en élève vertueux.

Ca a été longtemps la «liste de la honte» inscrite dans le Code pénal luxembourgeois, que les opérateurs de la place financière et la grande majorité de la classe politique ont défendue comme un trésor de guerre. La transposition de la 6e directive européenne visant à lutter contre le blanchiment de capitaux au moyen du droit pénal va se traduire par une petite révolution au Grand-Duché.

En effet, le fameux article 506-1 du Code pénal qui dresse une liste des infractions primaires entrant dans le périmètre du blanchiment va disparaître. La liste s’apparente aujourd’hui à un «inventaire à la Prévert» tant elle est devenue longue et peu lisible pour le justiciable. Elle va faire la place à une formulation générale qui incriminera désormais le blanchiment de «tous crimes et délits» ou «toutes infractions».

Le Luxembourg va s’aligner sur la France et la Belgique. Désormais, le recel et le faux et l’usage de faux seront considérés comme des infractions primaires du blanchiment. C’est ce qui manquait encore au tableau de chasse grand-ducal.

Grosse pression de Bruxelles

En abandonnant sa liste, le Luxembourg va se priver de la liberté qu’il s’est longtemps autorisée de délimiter de façon très sélective l’incrimination de blanchiment et d’en circonscrire l’étendue au minimum syndical, voire en dessous des seuils fixés par la règlementation européenne.

Les choses ont toutefois bien changé depuis la sortie de Luxembourg, il y a plus de 6 ans, de la liste noire des juridictions non conformes en matière de prévention et de répression des fonds d’origine criminelle. De cancre de la classe, le Luxembourg est devenu un élève vertueux, qui en ferait parfois un peu trop. Il faut dire que la prochaine venue d’une mission d’experts du Groupe d’action contre le blanchiment et le financement du terrorisme (Gafi), émanation de l’OCDE, invite les autorités à redoubler de zèle pour passer l’examen de contrôle qui a lieu tous les dix ans.

Les gens ont d’autres soucis que celui de la place financière. Il y a d’autres problèmes dans l’UE que cette mission du Gafi.»Laurent Mosar, CSV

Mardi 14 avril, le service de presse du ministère de la Justice a communiqué le report au mois d’octobre 2021 (au lieu de février 2021) des discussions en session plénière sur le rapport d’évaluation du Grand-Duché en raison de la crise sanitaire. Les experts devaient se déplacer au pays à l’automne 2020, mais le calendrier risque d’être chamboulé. Le site de l’organisation a remplacé les dates fixes de la mission (du 26 octobre au 11 novembre 2020) par un «to be confirmed».

La précédente mission du Gafi ne s’était pas bien passée, le Luxembourg ayant été placé en 2011, plus de deux ans après la visite des experts, sur la «liste grise» des juridictions non conformes dans le combat contre l’argent sale. Il a fallu trois ans pour en sortir, au prix d’un marathon législatif afin de mettre le pays aux standards.

La course a repris à l’automne dernier lorsque la date initiale de la mission avait été rendue publique et qu’une mission préparatoire du Gafi s’était rendue à Luxembourg.

Pas de place pour la polémique

Aussi, alors que le pays était plongé depuis quelques jours dans le confinement et que l’état de crise avait été déclaré, la Chambre des députés a voté deux projets de loi renforçant la transparence financière et la lutte contre la criminalité. Les deux textes ont fait consensus tant dans la classe politique que dans les milieux économiques. Au nom de l’unité de la nation dans la crise sanitaire, l’heure n’est pas à la polémique.

Seul, Laurent Mosar, député CSV, s’est interrogé sur l’opportunité de maintenir sur l’ordre du jour de la Chambre des débats sur des textes ayant trait au secteur financier: «Les gens ont d’autres soucis que celui de la place financière. Il y a d’autres problèmes dans l’UE que cette mission du Gafi», a-t-il déclaré à la tribune.

La machine semble s’emballer pour chasser les professionnels que l’on pose, par principe, comme de vrais criminels, des criminels patentés.»Thierry Pouliquen, avocat

«Le législateur est devenu un peu fou», indique de son côté à REPORTER l’avocat Thierry Pouliquen, spécialiste des questions de blanchiment. «On déploie une énergie absolument folle contre des professions qui font leur travail et qui contrôlent. Une énergie qui ne se porte que sur les professionnels et non pas sur la criminalité primaire. La machine semble s’emballer pour chasser les professionnels que l’on pose, par principe, comme de vrais criminels, des criminels patentés», poursuit l’avocat.

Il constate que l’Union européenne s’émancipe de plus en plus des règles du Gafi et va même au-delà de ses recommandations. «L’UE veut aller plus vite et plus loin alors qu’elle est elle-même membre du Gafi», explique-t-il. «Ainsi, le registre des bénéficiaires mis en place récemment au Luxembourg n’est pas une recommandation du Gafi. La Commission européenne menace le Luxembourg pour transposition incorrecte de directives. Il y a une grosse pression de Bruxelles», fait encore remarquer l’avocat.

Procession dansante

Ainsi, c’est dans la précipitation, alors que le premier décès des suites du Covid-19 était enregistré au Luxembourg, que le grand-duc signait l’arrêté du projet de loi 7533 transposant la directive UE 2018/1673 du 23 octobre 2018 «visant à lutter contre le blanchiment de capitaux aux moyens du droit pénal». Il s’agit de la 6e directive européenne en la matière et sans doute la dernière du genre, le Parlement européen ayant décidé qu’à l’avenir la prévention et la répression du blanchiment passera par des règlements et non plus des directives, privant ainsi les Etats membres de l’UE d’une certaine fantaisie dans la transposition des textes. Dorénavant, les règlements seront d’application directe et uniforme. Plus question de faire une transposition sélective des textes.

Le projet de loi sort des ateliers du ministère de la Justice. «La transposition ne va pas impliquer beaucoup de travail pour le législateur, le Luxembourg étant déjà largement conforme sur l’aspect répressif du blanchiment», indique Thierry Pouliquen.

«Ce n’est pas la première fois que l’UE établit des normes minimales tendant à l’harmonisation des incriminations et des sanctions en matière pénale (terrorisme par exemple), mais c’est la première fois qu’elle le fait au regard du blanchiment, c’est à noter», signale de son côté à REPORTER sa consoeur Marie Marty.

L’exemple le plus connu et honteux est celui du blanchiment d’infraction fiscale: avant la réforme fiscale de 2017, la fraude fiscale était un délit, mais ne constituait pas une infraction primaire au blanchiment.» Marie Marty, avocate

La transposition de la 6e directive va donc acter la disparition de la liste des infractions primaires. C’est une normalisation. Plus rien ne justifiait le maintien d’une liste d’infraction, cette liste visant quasiment toutes les infractions générales.

Il a fallu trente ans pour en arriver là. L’évolution de la liste des infractions inscrites dans le code pénal emprunte beaucoup à la procession dansante d’Echternach: deux pas en avant, un en arrière.

«L’exemple le plus connu et honteux est celui du blanchiment d’infraction fiscale: avant la réforme fiscale de 2017, la fraude fiscale était un délit, mais ne constituait pas une infraction primaire au blanchiment», souligne Marie Marty. De ce fait, le blanchiment du délit de fraude fiscale n’était pas une infraction, au grand dam de la communauté internationale qui pointait régulièrement du doigt le centre financier luxembourgeois comme un sanctuaire de l’évasion fiscale au cœur de l’Europe.

Début d’une transformation

D’autres exemples peu flatteurs ponctuent l’histoire de la répression du «blanchissage» d’argent sale au Luxembourg, qui s’est longtemps et volontairement limitée au domaine du trafic des stupéfiants.

La première incrimination du blanchiment remonte à la loi du 7 juillet 1989. Jacques Santer, le Premier ministre d’alors était particulièrement fier de cette législation et n’hésitait pas à ériger la place financière comme modèle de vertu au sein de l’espace européen.

Deux ans plus tard à l’été 1991, la spectaculaire fermeture de la BCCI, ordonnée par la Banque d’Angleterre pour cause de blanchiment massif, relativisa l’inclinaison du Grand-Duché à combattre les fonds d’origine criminelle.

En 1998 et sous l’aiguillon du Parlement européen et après un rapport de la Commission européenne, la lutte s’élargit à «tous les fonds provenant des délits professionnels et organisés». L’infraction générale de blanchiment fut introduite dans le code pénal avec la loi du 11 août 1998 qui couvrira alors l’association de malfaiteurs, la prostitution, le proxénétisme, l’enlèvement d’enfants ainsi que le trafic d’armes et de munition.

Luxembourg à la traine

Contrairement à la doxa officielle, le Luxembourg n’était pas en pointe à cette époque. «Il est surprenant de voir certains auteurs parler d’anticipation législative luxembourgeoise forçant le respect et la reconnaissance des autorités étrangères, alors que le Parlement européen poussait la Commission à œuvrer pour une extension de l’incrimination de blanchiment et que le Luxembourg faisait partie des Etats membres ayant délibérément choisi d’adopter une incrimination restreinte», écrit Marie Marty dans La Revue pénale luxembourgeoise.

En 2001, alors qu’une nouvelle directive (2e directive) étendit le champ du blanchiment à la fraude aux intérêts financiers de l’Union européenne ainsi qu’aux «infractions susceptibles de générer des produits substantiels et passibles d’une peine d’emprisonnement sévère», le législateur fait la sourde oreille, sous la pression de la Place financière avec le soutien du Conseil d’Etat. Ce sera une erreur d’appréciation qui ne trompera personne.

Mais l’époque est à la stricte observation de l’adage que les banquiers vont s’approprier: «la directive, rien que la directive».

«Loi Canada Dry»

Les experts de la lutte anti-blanchiment du Parquet parleront de la loi du 12 novembre 2004 comme d’une «loi Canada Dry» qui avait l’apparence trompeuse de la 2e directive sans en avoir le contenu. Les députés avaient en effet voté une version minimaliste du texte européen. L’abus de bien sociaux et l’escroquerie en général, la banqueroute frauduleuse ou le délit d’initiés n’apparaissaient pas dans la liste des infractions primaire du blanchiment. Les opérateurs du secteur financier criaient au loup, craignant un usage «fourre-tout» de l’infraction de blanchiment.

Pourtant, le projet de loi que les services du ministre de la Justice Luc Frieden (CSV) avaient rédigé à l’époque ne manquait pas d’ambition. Le texte initial prévoyait en effet que tout crime punissable d’une peine de prison de six mois au moins entrerait dans le périmètre du blanchiment. Ce qui de facto aurait fait entrer dans la liste des infractions primaires des infractions comme l’abus de confiance ou l’abus de biens sociaux.

Les modifications apportées à l’article 506-1 sont lourdes de conséquences.»Conseil d’Etat en 2003

Cette initiative déclencha une guerre de tranchée. Le Conseil d’Etat opposa son veto, soutenu par le lobby financier. «Les modifications apportées à l’article 506-1 sont lourdes de conséquences», écrivirent les Sages dans un de leurs avis. Ils recommandèrent de ne pas aller au-delà des exigences de la directive. Le gouvernement fit alors marche arrière.

Sous la pression de la Commission européenne et la menace de sanctions, la transposition en 2008 (loi du 17 juillet 2008) de la 3e directive blanchiment (2005/60) corrigea le tir en introduisant un seuil de peine minimale de six mois d’emprisonnement ou de réclusion comme critère déterminant de l’infraction primaire.

Le gouvernement de l’époque prit un soin particulier à conformer la législation anti-blanchiment aux normes du droit communautaire, car 2008 fut aussi l’année de la tournée grand-ducale du Gafi. Les experts mirent plus de deux ans à rendre leur rapport qui fut désastreux pour l’image de marque du pays et qui reste encore à ce jour l’un des pires cauchemars des autorités. Personne n’a envie de renouveler l’expérience.

Le délai de transposition de la 6e directive est fixé au 3 décembre 2020 au plus tard.


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