Après 20 ans de procédures, l’entreprise Perrard, qui devait construire le Rehazenter à Dudelange, a fait condamner l’Etat à la dédommager. Le centre a été finalement construit au Kirchberg et le marché attribué à un concurrent. La société réclamait 15 millions d’euros de préjudice.
Fin de partie pour l’Etat luxembourgeois qui a tout fait pour échapper à ses responsabilités après sa volte-face sur l’implantation du Centre national de rééducation fonctionnelle et de réadaptation (Rehazenter). Initialement prévu à Dudelange, commune alors dirigée par le député-maire Mars di Bartolomeo (LSAP), le centre migra finalement au Kirchberg. Ce changement d’implantation se fit à la faveur d’un changement de majorité gouvernementale entre 1999 et 2004 (CSV-DP) qui relégua les socialistes dans l’opposition. Le nouveau gouvernement renonça à la politique de décentralisation de la précédente coalition CSV-LSAP.
Le 29 avril dernier, la Cour de Cassation a définitivement clos le litige initié par Perrard après l’annulation du marché que l’entreprise de travaux publics avait remporté en 1997 pour construire le Rehazenter dans le sud du pays. L’arrêt de la juridiction suprême a porté sur une question technique: il s’agissait de déterminer le point de départ du préjudice – avec les intérêts de retard – auquel le soumissionnaire évincé avait droit. Son bras de fer avec le pouvoir remontant à plus vingt ans, il s’agissait de déterminer si les intérêts courraient depuis la survenance du dommage (en 2001, année de l’annulation du marché public) ou des années plus tard, lorsqu’une expertise judiciaire a évalué les indemnités que l’Etat, jugé fautif, devait verser à Perrard pour le contrat qui lui avait échappé.
Marchandages politiques
Les juges de cassation ont opté pour la seconde solution, ce qui a considérablement réduit le montant des dommages. Les intérêts auraient ainsi largement pu dépasser le principal s’ils avaient été calculés à partir de 2001. Ainsi, l’Etat luxembourgeois devra-t-il débourser 3,791 millions d’euros plus les intérêts à dater du 1er octobre 2019, date à laquelle un expert judiciaire a déterminé le préjudice encouru par l’entreprise.
Le montant est d’ailleurs loin des revendications initialement formulées par la société. Elle réclamait 15 millions d’euros pour compenser les pertes d’un marché qui lui avait été attribué en 1997 avant de lui être retiré en 2001, après un arbitrage du conseil de gouvernement.
La décision de modification du site du Rehazenter trouverait sa cause dans le choix des électeurs qui, en votant pour un nouveau gouvernement, se seraient implicitement prononcés contre le site de Dudelange. »Représentant de l’Etat
Le feuilleton de la construction du centre national de rééducation est un exemple éclairant des marchandages politiques des années 1990 où les décisions de décentralisation tenaient aussi du calcul électoraliste. L’implantation d’un centre de rééducation au niveau national à Dudelange pour des personnes accidentées de la vie et souvent à mobilité réduite n’était pas dictée par une grande cohérence en termes de planification de structures de santé.
Lorsqu’il changea de statut en 2004, de député-maire à ministre de la santé du gouvernement noir et rouge, Mars di Bartolomeo se montra facétieux dans une interview à la Voix du Luxembourg: «Il y a une justice dans ce bas monde. Regardez le Rehazenter. Il devait être construit à Dudelange et je l’aurais ouvert en tant que maire. Le gouvernement suivant a décidé de l’installer au Kirchberg et je vais l’inaugurer en tant que ministre», déclarait-il.
Nouvelle coalition, nouveau jeu
La justice de ce bas monde s’est une nouvelle fois appliquée 17 ans plus tard comme un coup de massue pour l’Etat qui doit sortir près de 4 millions d’euros des caisses publiques. Pour en arriver là, il a fallu à Perrard une bonne dose de détermination et de patience. L’entreprise de travaux publics avait saisi la justice des hommes en juillet 2001, introduisant une action en dommages et intérêts contre le Rehazenter et l’Etat pour rupture abusive de contrat.
Perrard avait obtenu le marché en novembre 1997 à l’issue d’un appel d’offre. Un projet de loi adopté en juin 1999 autorise l’Etat à financer le centre à hauteur de 1,532 milliard de francs luxembourgeois (environ 38 millions d’euros) et à procéder à la réaffectation des terrains à Dudelange où l’implantation est programmée. Le projet devait être financé à concurrence de 80% par l’Etat.
Toutefois en octobre 2000, plus d’un an après que les élections aient hissé le DP au pouvoir avec le partenaire CSV, le conseil de gouvernement revient sur le choix controversé de Dudelange. Le couperet tombe: le Rehazenter sera construit au Kirchberg. Perrard croit encore à ses chances de mettre sa signature sur la construction de ce projet prestigieux. Mais en avril 2001, le ministre de la Santé (le libéral Carlo Wagner) douche les derniers espoirs de l’entreprise: en raison du changement de site, le cahier des charges est modifié. L’adjudication de 1997 est annulée. Le marché est alors attribué à Felix Giorgetti. Un lot de consolation est offert à Perrard qui se voit confier les travaux de terrassement pour près d’un million d’euros.
Plus de cinq ans (décembre 2006) après avoir introduit son action en dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat, Perrard obtient la condamnation du Rehazenter. Sa responsabilité délictuelle étant engagée, il est tenu de réparer le dommage causé par cette rupture. Le tribunal ne se prononcera pas tout de suite sur la responsabilité de l’Etat, par ricochet, le Rehazenter étant un établissement public qui a fait ce que le pouvoir lui a dit de faire.
Au nom de l’intérêt général
La décision de condamnation fait l’objet d’un appel en mars 2007 qui débouche sur un arrêt en janvier 2013, en raison des moyens dilatoires que l’Etat et le Rehazenter vont mettre en oeuvre pour faire traîner la procédure. L’appel est payant pour le pouvoir. Les juges d’appel remettent en effet en question la décision de première instance. Ils déclarent le recours de Perrard non fondé sur la base de la responsabilité contractuelle et irrecevable la demande sur la base de la responsabilité délictuelle.
L’entrepreneur introduit un pourvoi en cassation. La Cour de cassation annule l’arrêt de janvier 2013. L’affaire revient devant la Cour d’appel avec d’autres juges. Il s’ensuit une nouvelle longue bataille procédurale qui aboutit en 2017. L’Etat et le Rehazenter sont condamnés à indemniser solidairement la société. Un expert est désigné dans le même temps pour déterminer les montants indemnitaires à allouer.
Le principe de confiance légitime (…) doit gouverner l’action de l’administration et doit mettre l’administré à l’abri d’un changement d’attitude imprévu et imprévisible de l’administration, ledit principe étant d’application générale à toute administration de l’Etat. »Jugement de 2006
Toutefois, l’Etat interjette appel du jugement, mais perd le procès le 27 novembre 2019. Le principe de sa responsabilité délictuelle est définitivement retenu aux termes d’une défense qui n’a pas lésiné sur les moyens pour éviter une condamnation en dommages et intérêts.
Ainsi, les autorités vont-elles faire valoir «l’intérêt général» qui l’emporterait sur l’intérêt particulier de la société Perrard pour justifier l’abandon du site de Dudelange et son choix du Kirchberg. «La décision de modification du site du Rehazenter trouverait sa cause dans le choix des électeurs qui, en votant pour un nouveau gouvernement, se seraient implicitement prononcés contre le site de Dudelange», expliquent les représentants de l’Etat dans un des documents de procédure que Reporter.lu a consulté. «Le site du Kirchberg serait dans l’intérêt de la population en raison de sa proximité par rapport aux principaux hôpitaux du pays», poursuit le document.
Parcours judiciaire de vingt ans
Les juges rejettent d’un trait l’argumentaire. Ils rappellent, comme l’avaient fait avant eux leurs collègues de première instance en 2006 que «le principe de confiance légitime, consacré tant en droit communautaire qu’en droit national, doit gouverner l’action de l’administration et doit mettre l’administré à l’abri d’un changement d’attitude imprévu et imprévisible de l’administration, ledit principe étant d’application générale à toute administration de l’Etat».
Aussi, «en décidant brusquement, de manière imprévisible et sans justification particulière, à la fin de l’année 2000, en conseil de gouvernement, de changer le site d’implantation du Centre (…) , l’Etat a violé le principe de confiance légitime et a engagé sa responsabilité», souligne l’arrêt. «L’argument de l’Etat ayant trait à l’intérêt général dans lequel il aurait agi est, partant, vain», ajoutent les juges, en confirmant le droit de Perrard «de prétendre à l’indemnisation de son préjudice intégral».
Il a encore fallu attendre un an et un nouvel arbitrage de la justice pour que le montant du dommage soit déterminé. Les représentants de l’Etat ont cherché à minimiser le montant des indemnités. Les avocats ont ainsi demandé à ce que les juges tiennent compte notamment des revenus (proche du million d’euros) touchés par l’entreprise lors de sa participation aux travaux d’excavation du Rehazenter au Kirchberg. En accordant ce lot de consolation, l’Etat estimait qu’il valait pour Perrard renonciation au marché initial et exclusion de tout droit à indemnisation.
Le litige a terminé son parcours de vingt ans une nouvelle fois devant la Cour de cassation le 29 avril dernier. Les juges ont décidé que la réparation du préjudice devait être égale à la totalité du préjudice (le montant de 3,791 millions fixé par l’expert, plus les intérêts), sans pouvoir le dépasser au risque de réparer deux fois le même préjudice.
Le montant de 15 millions d’euros initialement avancé par l’entrepreneur avait fait pousser des cris d’orfraie aux représentants du Rehazenter. «Il aboutirait à des chiffres irréalistes en termes de bénéfices (15 millions d’euros avant impôts) et de marges bénéficiaires (40%)», ont-ils fait valoir dans le cadre de la longue procédure. Sur ce point, les autorités ont eu gain de cause.
Dudelange n’a pour sa part pas tout à fait perdu au change dans cette affaire, la commune ayant obtenu l’implantation du Laboratoire national de Santé sur son territoire.