Un pharmacien à Differdange vient d’être condamné pour fraude fiscale aggravée. Son affaire allonge la liste des officines ayant vendu des médicaments au noir. Le ministère de la Santé renvoie la responsabilité au Collège médical.
Les contrôles systématiques que l’Administration de l’Enregistrement a réalisés pendant deux ans, entre 2016 et 2017, pour traquer la fraude fiscale dans les pharmacies portent leurs fruits. La comptabilité de presque toutes les officines a été passée au crible. De nombreuses anomalies ont été détectées dans les livres de caisse. Les contrôles ont été suivis de redressements fiscaux et, pour les cas graves, de poursuites pénales.
Dans la plupart des dossiers, les pharmaciens ont reconnu la fraude et ont remboursé les impôts éludés. Le dernier protagoniste en date à avoir affronté un contrôle fiscal puis une enquête judiciaire compte tenu de l’envergure de la fraude, est le concessionnaire d’une des pharmacies de Differdange.
Prévenu de fraude fiscale aggravée, l’homme a fait le choix de négocier un accord avec le procureur pour éviter une exposition trop médiatique de son affaire. Un jugement sur accord a été validé le 27 octobre dernier par la 12e chambre du tribunal correctionnel de Luxembourg.
La procédure judiciaire visant le pharmacien a été ouverte à l’été 2021 après deux dénonciations au parquet par des agents de l’Administration des contributions directes (ACD). Ils avaient eux-mêmes hérité du dossier de leurs collègues de l’Administration de l’Enregistrement, des Domaines et de la TVA (AED), suite à la campagne visant les pharmacies entre 2016 et 2017.
Le rôle controversé de CPL et Fiduphar
Les contrôles fiscaux systématiques dans les pharmacies du pays par l’AED ont conduit au Comptoir pharmaceutique luxembourgeois (CPL), le plus important grossiste de médicaments du pays, et à Fiduphar, fiduciaire spécialisée dans la comptabilité de pharmaciens qui a son siège dans le même bâtiment que CPL à Foetz. Le capital de Fiduphar appartient pour moitié à Antoine Seck, le fondateur de CPL et son administrateur-délégué jusqu’en 2021.
Les comptabilisations opérées par de nombreux pharmaciens (…) ne reflétaient pas la réalité des flux commerciaux et financiers. »Jugement du 27 octobre 2022
La fiduciaire a fait également l’objet de redressements fiscaux, selon son bilan de 2020. La société a dû payer un surplus de 88.335 euros à l’administration pour les années 2014 à 2017. Le fisc s’est aussi intéressé à l’exercice 2018, sans que des informations filtrent jusqu’à présent sur un éventuel redressement, le bilan de 2021 de Fiduphar n’étant pas encore publié au Registre de commerce et des sociétés.
Le nom de Fiduphar est cité dans une dizaine d’enquêtes pénales, clôturées ou toujours en cours dont Reporter.lu a connaissance. Le jugement du 27 octobre validant un accord préalable entre le procureur d’Etat et le pharmacien de Differdange éclaire sur les mécanismes frauduleux mis en place dans des officines luxembourgeoises pour dégager de l’argent non déclaré et le rôle tenu par la fiduciaire. «Les comptabilisations opérées par de nombreux pharmaciens, dont le prévenu Monsieur Philippe H., ne reflétaient pas la réalité des flux commerciaux et financiers», relève ainsi le jugement que Reporter.lu a consulté.
Factures annulées, marchandises gratuites
Lorsque les choses ont mal tourné pour lui, le pharmacien de Differdange est passé aux aveux. Son dossier renseigne une réunion en avril 2021 entre lui, le représentant de sa nouvelle fiduciaire (après qu’il eut rompu son contrat avec Fiduphar et revu ses achats auprès de CPL et choisi un autre fournisseur) et des agents du service de révision de l’ACD. Le compte rendu de la réunion a servi de support au dossier répressif du repenti. Le contribuable n’a pas pu expliquer les différences entre les montants du chiffre d’affaires déclaré aux impôts et les données informatiques de son officine sur les entrées et sorties de marchandises.
La comptabilité laissait à désirer. Elle était tenue mensuellement, au lieu d’être mise à jour quotidiennement. Le pharmacien détaille, lors de la réunion, les «avantages et les inconvénients» de faire appel à CPL qui «lui donnait une liste de factures à annuler». Son fiscaliste joue alors la carte de la transparence lors du face-à-face avec le fisc et dénonce les mécanismes de la fraude organisée et systématique à l’échelle des pharmacies: «Pour des factures de CPL contenant des lignes barrées, soit il faut créer soi-même des notes de crédit, ce qui est illégal, soit il faut courir après le CPL pour recevoir les notes de crédit». «Divers clients vont faire des dénonciations en ce qui concerne certains actes de CPL», assure-t-il encore.
Selon le décompte de la rédaction, Philippe H. est le septième titulaire d’une officine à faire l’objet de poursuites judiciaires. D’autres cas de fraude sont encore pendants devant le parquet. Le pharmacien épinglé reconnaît que le fait de compter parmi les clients importants de CPL lui avait permis d’utiliser les services comptables de Fiduphar «à des prix dérisoires». La fiduciaire travaillait main dans la main avec le grossiste pour grignoter des parts de marché, au prix de pratiques controversées. De nombreux pharmaciens n’ont rien trouvé à redire aux caisses noires, identifiées par les enquêteurs. Le système s’est notamment appuyé sur la livraison de marchandises gratuites, des rabais et les fonctionnalités d’un logiciel de caisse permettant l’effacement de ventes.
540.000 euros non déclarés
«Il n’y a pas de tenue d’un livre de caisse conforme de sorte que si le pharmacien a retiré illicitement de l’argent en liquide, ce prélèvement n’apparaît pas en comptabilité et la contrepartie, en l’occurrence des recettes, est ainsi fraudée», signale l’ACD lors de la transmission du dossier au procureur d’Etat.
Décédé, l’ancien gérant de Fiduphar ne peut plus témoigner. Les gérants qui ont pris le relais ont tous démissionné de leur poste. Le dernier départ en date remonte au mois d’octobre 2022. CPL est, selon les informations de Reporter.lu, au cœur d’une enquête judiciaire toujours en cours.
Le ministère a saisi le Collège médical en ce qui concerne la question relative à l’honorabilité professionnelle du pharmacien prétendument condamné au pénal. »Ministère de la Santé
Le contrôle fiscal de la pharmacie de Differdange a identifié un montant de 540.000 euros de revenus non déclarés entre 2012 et 2018. Les impôts sur le revenu éludés ont atteint 32,5% en 2013, 34% en 2014 pour descendre à 0,69% en 2017, lorsque la campagne anti-fraude du fisc a été initiée par le fisc. L’officine a subi un redressement fiscal, non contesté par son concessionnaire qui a remboursé l’ACD.
La législation sanctionne pénalement la fraude fiscale dès lors que le taux d’impôt éludé dépasse les 25% et devient ainsi «significatif». C’est le cas pour les années 2013 et 2014, où les revenus imposables «occultes» ont été de 307.000 euros et les impôts éludés de 140.289 euros sur les deux exercices.
Théoriquement, cette infraction de fraude fiscale aggravée aurait pu valoir au prévenu une amende de quatre fois le montant des impôts éludés, soient 561.156 euros. Le procureur d’Etat a toutefois tenu compte, dans la négociation de l’accord avec l’avocat du pharmacien, de circonstances atténuantes (paiement de la dette fiscale et absence de casier judiciaire). Philippe H. a donc bénéficié de la clémence des juges, qui l’ont condamné le 27 octobre dernier, à une amende de 14.000 euros.
Paulette Lenert prend les devants
La condamnation étant définitive, la question est désormais de connaître la suite que le ministère de la Santé, autorité compétente pour la délivrance des concessions de pharmacie, donnera à cette affaire.
Contacté par Reporter.lu, le ministère de Paulette Lenert (LSAP) a assuré dans un premier temps ne pas avoir été informé de la condamnation par le pharmacien lui-même. Sur insistance de la rédaction, le service de presse a revu, dans un second temps, sa position sur cette affaire: «Conformément aux dispositions légales en vigueur, le ministère de la Santé a saisi le Collège médical en ce qui concerne la question relative à l’honorabilité professionnelle du pharmacien prétendument condamné au pénal», a ainsi fait savoir un porte-parole de la ministre de la Santé.
Reste aussi à savoir si une condamnation pour fraude fiscale aggravée sera assez grave pour valoir à Philippe H. de perdre son honorabilité professionnelle et donc son autorisation d’exercer, ou à tout le moins sa concession. Le Collège médical, autorité de régulation des pharmaciens – et des médecins et médecins dentistes – assure, par la voix de son président le Docteur Pit Buchler, ne «disposer d’aucune information officielle ni sur le jugement sur accord concernant M. Philippe H., ni sur les jugements sur accord d’autres pharmacien(ne)s».
Philippe H. n’est pas le premier pharmacien en exercice visé par un contrôle fiscal puis sanctionné par la justice dans une quasi absence de réaction officielle du régulateur. Le service presse du ministère de la Santé signale que «toute question relative à l’honorabilité professionnelle des pharmaciens est à clarifier au cas par cas avec le Collège médical, ceci compte tenu du jugement portant condamnation au pénal».
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