L’inventaire des bâtiments à sauvegarder dans le pays est en cours depuis trois ans, mais il est loin d’être achevé. La ministre de la Culture veut le boucler en 10 ans. Une mission impossible? La question soulève celles des moyens humains disponibles, de la protection des données privées mais aussi de l’efficacité d’un tel outil.

Commune après commune, rue après rue, maison après maison, dans tout le pays. C’est un travail titanesque qu’a entrepris la petite équipe de quatre personnes du Service des Sites et Monuments Nationaux (SSMN), sous la direction de l’architecte Christina Mayer. Il s’agit non seulement de repérer les bâtiments dignes de protection, mais aussi de documenter ce qui peut justifier un classement sur la liste du patrimoine national à protéger.

En trois ans, trois communes ont été inventoriées: Larochette en 2016, Fischbach en 2017 et Helperknapp en 2018. Le pays compte 102 communes. Si l’on continue à ce rythme-là, l’inventaire ne sera pas achevé avant le siècle prochain. «Ce n’est pas une mission impossible. C’est une mission qui prend du temps et qui dépend des effectifs dont nous disposerons», estime Christina Mayer que nous rencontrons dans son bureau installé dans la Tour Jacob, au plateau du Rham à Luxembourg. Cette dynamique quadragénaire s’investit corps et âme dans ce qui s’apparente à une mission. Cela fait 16 ans qu’elle travaille pour le SSMN où elle a aussi fait sa thèse de doctorat sur le patrimoine bâti d’Echternach, la ville dont sa famille est originaire.

«Notre but n’est pas de tout protéger. Nous voulons différencier ce qui est digne de protection et ce qui ne l’est pas.»Christina Mayer, architecte au SSMN

La ministre Sam Tanson a indiqué qu’elle faisait de la réforme de la loi sur le Patrimoine l’une de ses priorités et annoncé vouloir y mettre les moyens. De fait, une nouvelle architecte a renforcé au mois d’octobre la très féminine équipe de la Tour Jacob. Une autre doit arriver début décembre. Une annexe au projet de loi table sur le recrutement de 12 architectes et deux employés administratifs pendant 10 ans, pour une enveloppe globale qui varie entre 14 et 21 millions d’euros selon leur statut d’employé d’État ou de freelance. Christina Mayer ne cache pas qu’elle préfèrerait recruter des employés: «Nous avons besoin à long terme du savoir acquis sur le terrain, non seulement pour réaliser l’inventaire, mais aussi pour le tenir à jour».

Larochette comme test

Il a fallu six mois d’enquête, entre mai et novembre 2016, pour faire le tour de Larochette, la première commune du pays à disposer d’un inventaire scientifique de son patrimoine bâti. Sur quelque 350 maisons dans le village, 130 ont été retenues pour une analyse approfondie. Au final, seuls 68 bâtiments ou ensembles de maisons sont proposés pour une protection nationale.

«Notre but n’est pas de tout protéger. Nous voulons différencier ce qui est digne de protection et ce qui ne l’est pas», souligne l’architecte. À l’heure où le besoin en logements dans le pays fait disparaître sans discernement des traces de notre passé, il y a urgence: «C’est maintenant ou jamais!», dit-elle.

Christina Mayer, architecte au SSMN. Photo: Marie-Laure Rolland

Une publication de 391 pages, accessible sur le site du SSMN, documente le travail d’inventorisation à Larochette. On y voit des photos des maisons prises dans la rue. «Il n’est pas interdit de faire des photos à partir de la voie publique et de les publier. Notre mission s’inscrit dans le cadre d’une recherche scientifique, conformément à la Convention internationale de Grenade ratifiée par le Luxembourg en 2016. D’après celle-ci, l’État doit réaliser un inventaire afin de garantir la préservation du patrimoine bâti pour les générations futures», explique l’experte Christina Mayer.

Ouvrir des portes

La problématique est différente pour les clichés qui documentent l’intérieur des bâtisses. Impossible de pénétrer dans une maison sans accord. À Larochette, seuls 55 propriétaires sur 130 ont ouvert leurs portes aux expertes du SSMN. À Fischbach, il y a eu 28 visites d’intérieur sur 97 bâtiments inventoriés. À Helperknapp, 98 sur 176 bâtisses. «Certaines personnes ont peur d’attirer les voleurs si l’inventaire présente des photos qui montrent le mobilier. D’autres ont déjà vendu leur bien à un promoteur et veulent la discrétion», témoigne l’experte.

Mersch est actuellement en cours d’inventorisation. Les maisons s’y ouvrent davantage: «Le reportage diffusé sur RTL Télé nous a aidées. Les gens connaissent nos têtes», dit l’architecte. La population est en principe informée de leur venue par les journaux municipaux. Les inventoristes ont toujours sur elles une lettre de mission de la ministre de la Culture, mais «il est rare qu’on nous la demande», précise-t-elle.

Il faut noter que certains propriétaires ouvrent leurs portes et acceptent une publication des photos de leur maison sur la version imprimée de l’inventaire, tout en refusant une diffusion sur internet. La version digitale masque les clichés non autorisés. Le SSMN veille à ne pas être en infraction avec le règlement général sur la protection des données (RGPD).

On peut s’interroger sur la pertinence de recommander la protection d’une maison s’il n’y a pas eu de visite de l’intérieur. Comment être certain que la substance du bâti y est préservée? «Dans ces cas-là, on essaie de travailler avec d’autres sources d’informations, comme des livres, des photos ou des cartes postales», indique l’architecte. Une liste de 15 critères permet d’évaluer l’intérêt du bâtiment. Il faut savoir que l’inventaire national concerne des bâtiments construits jusque dans les années 1980. Plus le bien est récent, moins il doit avoir été transformé, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur, pour justifier un classement.

Une jurisprudence changeante

Les bâtiments qui figurent dans l’inventaire n’ont pas tous vocation à être classés. C’est à l’État de déterminer ceux qui peuvent bénéficier d’une protection nationale, sur base des recommandations des experts et de l’avis de la Commission des sites et monuments.

«La jurisprudence a longtemps été favorable à la protection nationale. Depuis un an, les tribunaux semblent devenir plus réticents.»Patrick Sanavia, directeur du SSMN

Aussi longtemps que la nouvelle loi ne sera pas votée, celle de 1983 reste en vigueur. Les immeubles de valeur vont continuer à être classés au cas par cas, par arrêté ministériel. A ce jour, 1.457 objets ont été protégés par l’État. L’initiative provient le plus souvent de  propriétaires qui souhaitent pouvoir bénéficier de subventions pour réaliser des travaux. Sur les 192 biens classés par les ministres de la Culture Xavier Bettel et Sam Tanson entre septembre 2016 et septembre 2019, seuls neuf recours ont été introduits devant le tribunal administratif par des particuliers qui s’y opposaient.

«La jurisprudence a longtemps été favorable à la protection nationale. Depuis un an, les tribunaux semblent devenir plus réticents», regrette le directeur du Service des Sites et Monuments, Patrick Sanavia, qui cite comme point de bascule le cas de la Villa Marx, au 121 rue du X Septembre à Luxembourg-Ville. Cette bâtisse a été classée en mai 2016, provoquant un recours du propriétaire devant la justice. Celui-ci a obtenu gain de cause en deuxième instance. La maison va prochainement être détruite pour être remplacée par une résidence. Les panneaux promotionnels sont déjà en place.

La question des priorités

Après le vote de la réforme, l’État fera classer par règlement grand-ducal les bâtiments et les «secteurs protégés d’intérêt national» dans les communes, au fur et à mesure que leur inventaire sera disponible. Plus aucun bâtiment ne restera en dehors du radar du Service des Sites et Monuments Nationaux, ce qui va augmenter le nombre de bâtiments classés. Les citoyens et les communes auront un droit de recours dans le cadre d’une procédure d’enquête publique. La jurisprudence actuelle pourrait inciter le gouvernement à user du classement avec modération.

Compte-tenu du rythme de destruction du patrimoine dans le pays, le président de l’association Mouvement Patrimonial, Pol Ewen, suggère que soient inventoriées en priorité les communes les plus menacées par des bourgmestres peu sensibilisés à la question.

Pour l’heure, le travail du SSMN se concentre sur le centre du pays. Les villes y sont de taille limitée et les recherches historiques peuvent servir pour  plusieurs communes. «Pour la suite, nous suivrons les instructions du ministère de la Culture», dit Christina Mayer non sans rappeler la nécessité d’avoir les moyens des objectifs affichés.


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