La fraude financière Madoff a été révélée en 2008 et au Luxembourg, des victimes attendent toujours des indemnisations. Les procédures civiles et commerciales sont figées depuis des années dans l’attente de l’issue de l’enquête pénale. Les premières inculpations sont tombées.

Les années passent, Bernard Madoff est mort en prison le 14 avril dernier. A Luxembourg, les audiences se tiennent à un rythme indolent, comme si la justice avait l’éternité devant elle pour trancher la plus importante fraude jamais initiée sur la place financière. La fraude à l’investissement porte sur 1,5 milliard d’euros au Luxembourg. Les principales victimes sont étrangères, françaises pour la plupart.

Aux Etats-Unis, le liquidateur des sociétés de l’escroc a pu recouvrer plus de 14 milliards de dollars sur une fraude estimée à 17,5 milliards de dollars, et en redistribuer une grande partie aux victimes. Au Luxembourg, qui fut l’épicentre de la fraude en Europe, la plupart des souscripteurs de « Sociétés d’Investissement à Capital Variable » (Sicavs) investies dans Madoff sont toujours en quête de leur argent et d’indemnisations à la hauteur des pertes subies.

Dysfonctionnement de la justice pénale

A la fraude Madoff, qui remonte à 13 ans, s’ajoute un second scandale: les procédures dilatoires déployées tous azimuts par ceux qui l’ont rendue possible et qui leur ont permis jusqu’à présent d’échapper à leurs responsabilités. Les lenteurs de l’enquête judiciaire, ouverte en mars 2011, tiennent en suspens l’avancée des procédures d’indemnisation engagées par les victimes sur le plan civil et commercial. Le principe selon lequel le pénal tient le civil en l’état a mis pendant longtemps l’affaire Madoff en hibernation. Au risque du déni de justice ou d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme pour dépassement des délais raisonnables. Ce n’est qu’au début de l’année que les lignes ont bougé et que les premières inculpations sont tombées.

«Cette jurisprudence réactionnaire est appliquée avec grand enthousiasme. Mais le vrai scandale n’est pas là, il est dans l’instruction qui dure depuis 2011. C’est l’illustration flagrante du dysfonctionnement gravissime de la justice pénale au Luxembourg», souligne un proche du dossier. «Il y a d’ailleurs une forme de discrimination dans le traitement de cette affaire, car les victimes de la fraude sont des étrangers qui ne votent pas. S’il s’était agi de bons citoyens luxembourgeois, le résultat ne serait pas le même», poursuit cette source.

La lenteur se retrouve à tous les niveaux de la procédure. Sur le plan administratif, des recours trainent depuis plus d’une décennie au greffe du tribunal administratif en raison, là encore, de procédures à rallonge qui ont été jusque devant la Cour de justice de l’Union européenne avant de revenir à Luxembourg à leur point de départ.

Remise à janvier 2022

Lundi 26 avril, les juges de la 2e chambre du tribunal administratif ont convoqué deux des principaux protagonistes de l’affaire Madoff à Luxembourg: l’avocat Pierre Delandmeter et l’homme d’affaires Patrick Littaye. La salle est presque vide, alors que six avocats, au moins, ont traité le dossier et autant de parties sont mises en intervention. L’audience devait occuper une grande partie de l’après-midi.

Toutefois, à la demande d’un des avocats qui ne représente même pas la partie principale, se prétendant «cas contact» Covid, la présidente de chambre remet les débats au 17 janvier 2022. «Le tribunal est en sous-effectif, les audiences sont au complet», déclare la juge que l’on sent agacée, notamment par l’absence de représentants des principaux concernés par une procédure initiée, il y a plus de dix ans, devant la juridiction administrative.

La CSSF, par sa politique de ‘laisser-faire’ en connaissance de cause a failli à sa mission. »Fernand Entringer, avocat, 2009

Pierre Delandmeter et Patrick Littaye ont saisi le tribunal administratif en 2010 pour contester la décision de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) de leur retirer leur honorabilité professionnelle. Les deux hommes ne peuvent plus avoir de fonction dans des entités relevant du régulateur financier. La CSSF leur reproche d’avoir dissimulé une clause secrète qui a permis à UBS, la banque dépositaire des fonds Madoff d’échapper à ses responsabilités. Les dispositions européennes de protection des investisseurs, transposées par Luxembourg dans la loi OPCVM du 20 décembre 2002 imposent aux banques dépositaires des obligations de surveillance des investissements et d’indemnisation dans l’hypothèse d’une violation de ces obligations. Dans les produits Madoff, le contrôle d’UBS a été défaillant, ou à tout le moins complaisant.

Clause d’exonération

Les deux hommes ont mis sur pied au milieu des années 2000 les fonds d’investissement Luxalpha et Luxinvest, règlementés par la CSSF. L’argent a été investi dans des produits de la société américaine de Bernard Madoff, BMIS et s’est évaporé lors de l’éclatement du scandale fin 2008. Les garanties d’indemnisation étaient inexistantes, ce qui était une anomalie pour des fonds réglementés: les clients avaient signé à la souscription une clause d’exonération de responsabilité d’UBS, la banque dépositaire des fonds. La clause avait été dissimulée au régulateur qui a toujours assuré l’avoir seulement découvert en décembre 2008, après la faillite de BMIS et la liquidation judiciaire des Sicavs luxembourgeoises.

Trompés, les investisseurs mettent en question le sérieux de l’industrie de la gestion collective luxembourgeoise, de la surveillance des investissements et doutent de la solidité des mécanismes de protection des épargnants.

Access Management Luxembourg, la société de gestion des Sicavs dans laquelle siégeaient l’avocat et l’homme d’affaires, est accusée d’avoir mis en œuvre la clause secrète exonérant la banque dépositaire. Des échanges de correspondance exhumés lors des perquisitions dans l’enquête judiciaire qui a suivi la liquidation des fonds «madoffés» – et la plainte contre inconnu des liquidateurs de Luxalpha – ont documenté les manœuvres et identifié les responsables.

La CSSF les a sanctionnés: UBS et ses filiales ont été enjoints de revoir leur gouvernance à Luxembourg et de réparer les dommages en relation avec ses manquements. Les dirigeants d’Access ont également été dans le collimateur du régulateur. Ils ont accusé à leur tour UBS d’avoir été à l’origine de la clause litigieuse. Chaque camp se renvoie la faute.

Tolérance tacite

La procédure devant la juridiction administrative a tiré en longueur. L’équipage Delandmeter et Littaye a exigé la production en justice de toute la documentation relative à l’enquête administrative qui les vise, ce que la CSSF a refusé. Ce sont des centaines de pièces, dont le dossier d’agrément des fonds Madoff qui remonte à 2004. Le dossier administratif a mis en cause toute la chaine d’opérateurs ayant permis de commercialiser illégalement des produits de Bernard Madoff en Europe. Ernst & Young, le réviseur des Sicavs Madoff, est lui aussi soupçonné d’avoir fermé les yeux sur les violations de la législation financière par la banque dépositaire et la société de gestion des fonds.

Même le régulateur se voit reprocher sa complaisance. En novembre 2009, Fernand Entringer, l’avocat de Delandmeter et de Littaye a assigné la CSSF en responsabilité pour avoir «tacitement toléré en connaissance de cause sur une longue période» les relations toxiques entre UBS et Madoff. «La CSSF, par sa politique de ‘laisser-faire’ en connaissance de cause a failli à sa mission», soutient l’avocat. A l’époque, la CSSF est encore dirigée par Jean-Nicolas Schaus, qui ne survivra pas longtemps à la fraude Madoff sur le plan professionnel. Il est remplacé en 2009 par Jean Guill, transfuge du ministère des Finances.

Madoff vient de mourir. Nous serons tous morts quand la justice aura fini de trancher ce litige, un peu comme le ‘Bommeleeër’. »Proche du dossier

Fernand Entringer a cherché à engager la responsabilité de la CSSF pour le fonctionnement défectueux de service. Dans un de ses recours, l’avocat a invoqué l’article 1382 du code civil obligeant «toute personne à indemniser le préjudice né de son comportement fautif». L’enquête va disculper le régulateur. La démarche des dirigeants d’Access n’a pas abouti et s’est perdue dans les méandres de la Cité judiciaire comme des dizaines d’autres actions civiles et commerciales engagées par les victimes de la fraude et les liquidateurs judiciaires des Sicavs Madoff.

Les dossiers ont pris la poussière, après avoir fait des allers-retours devant les juridictions de première instance, la cour d’appel et même la Cour de cassation avant de revenir à leur point de départ. Les lignes sont figées depuis des années dans l’attente de l’évacuation de l’instruction pénale ouverte en 2011.

Réticences suisses

La justice pénale s’est saisie de l’affaire Madoff après une plainte en 2010 contre inconnu des liquidateurs de Luxalpha. Le 31 mars 2011, le procureur d’Etat a requis l’ouverture d’une instruction pénale pour faux et usage de faux contre inconnu. Le juge d’instruction directeur Ernest Nilles a travaillé à son rythme sur l’affaire jusqu’à sa promotion comme procureur d’Etat à Diekirch en octobre 2019. Le dossier a depuis lors été confié à une jeune magistrate, qui avance elle aussi prudemment.

Les premières perquisitions ont été effectuées en mai 2011, notamment auprès d’UBS. Les pièces exhumées par les enquêteurs ont permis de remonter la chaine des responsabilités jusqu’au siège d’UBS en Suisse et à des dirigeants. Les lenteurs de l’enquête tiendraient en partie aux réticences et hésitations que les autorités helvétiques ont mis à collaborer avec les autorités luxembourgeoises. En s’en prenant à UBS, les magistrats du Grand-Duché ont attaqué un pillier de l’économie helvétique.

En début d’année, une étape déterminante a été franchie par l’instruction avec les premières inculpations. Selon nos informations, quatre personnes auraient comparu devant la juge d’instruction ou seraient en passe de l’être, dont un des administrateurs d’Access et un ex-dirigeant d’UBS, pour avoir mis en œuvre la clause secrète dégageant la banque dépositaire de ses obligations de dédommagement des investisseurs. La magistrate en charge de l’instruction du dossier aurait été très réticente à procéder aux inculpations avant de se raviser sous l’insistance du Parquet.

Du beurre sur les épinards des avocats

Reste qu’au rythme de la procédure judiciaire, les principaux protagonistes du scandale Madoff ne sont pas près d’être renvoyés devant un tribunal correctionnel pour y être jugés. «C’est un scandale judiciaire sans précédent où nos décideurs ne réalisent pas que la presse internationale nous observe et que nous sommes la risée de tous. Madoff vient de mourir. Nous serons tous morts quand la justice aura fini de trancher ce litige, un peu comme l’affaire du ‘Bommeleeër’», pronostique un proche du dossier.

En attendant l’affaire Madoff est une bonne affaire pour de nombreuses firmes d’avocats. Ainsi, le cabinet Schiltz&Schiltz, qui a été choisi par le liquidateur américain de BMIS pour assurer le relais à Luxembourg, a gagné 204.147 dollars d’honoraires entre décembre 2019 et fin mars 2020, dont 25.000 dollars ont été encaissés par l’un des associés Jean-Louis Schiltz pour 35 heures de prestations au taux horaire de 704 dollars.