Depuis cinq ans, la Fondation de Luxembourg est dans l’attente de dizaines de millions d’euros légués par une riche héritière. Les fonds sont bloqués en raison de la complexité des opérations financières, à la limite du montage frauduleux. La justice a été saisie.
Marie-Madeleine Fabre, née Le Lous, héritière du groupe pharmaceutique français Fournier, a légué une partie de sa fortune à des bonnes œuvres à travers la Fondation de Luxembourg. Cinq ans après son décès, le 8 juillet 2015, la Fondation de Luxembourg n’a toujours pas vu la couleur de l’argent supposé alimenter la Fondation Jeankerber qu’elle devait abriter et financer des actions caritatives, notamment un orphelinat au Paraguay.
Le dossier Le Lous – et ses interminables rebondissements – est plombé par une série de procédures judiciaires en France, en Suisse et au Luxembourg qui empêchent la réalisation des dernières volontés de la bienfaitrice.
Les choix de la juridiction de Luxembourg et de ses montages financiers incroyablement complexes, faisant recours à des opérations de titrisation d’actifs, que fit en 2014 Marie-Madeleine Le Lous pour organiser sa succession sont une énigme. A-t-elle cherché à échapper au fisc français, en particulier à l’impôt sur la fortune, ce que ses anciens gestionnaires contestent? A-t-elle voulu se soustraire à l’influence de son frère, Hervé Le Lous, qu’elle a toutefois désigné comme son exécuteur testamentaire? Une troisième théorie, soutenue par le frère de la défunte, est que ce montage a surtout servi à enrichir les multiples conseillers qui l’ont inspiré.
Usine à gaz offshore
Quelles que soient les motivations de la vieille dame, un an avant sa mort, c’est une véritable usine à gaz offshore qui a été mise en place à partir de Luxembourg avec l’aide de conseillers juridiques et financiers parisiens, mais aussi des artisans locaux en matière d’ingénierie patrimoniale.
La famille Le Lous figure parmi les 500 premières fortunes de France. Jean Le Lous avait laissé à sa mort en 2002, deux héritiers, Marie-Madeleine et Hervé Le Lous et un empire pharmaceutique qui a été vendu en partie à la multinationale Solvay (2005).
Marie-Madeleine Le Lous avait placé sa part d’héritage dans un trust anglo-normand, Paratodos, et partagé ses actifs entre des sociétés au Paraguay, où elle a vécu 20 ans avec son mari, des assurances-vie et une entité luxembourgeoise de gestion d’actifs, Santana Holdings. Cette structure fait d’ailleurs apparaitre le nom de l’expert-comptable Jean Faber dont les montages ont fait la réputation de Luxembourg auprès des investisseurs en quête d’anonymat.
A la mort de son mari en 2011, Marie-Madeleine Le Lous retourne vivre en France. Elle y achète une maison à Grimaud, sur la Côte d’Azur. A l’âge de 77 ans, elle entame les démarches pour planifier sa succession. Elle n’a pas d’enfants. Son patrimoine s’élève à une centaine de millions d’euros.
Les bons offices de la titrisation
Elle entend consacrer une partie de son patrimoine à des actions caritatives. Ses interlocuteurs à Paris lui recommandent d’utiliser les services de la Fondation de Luxembourg et les bons offices d’une société luxembourgeoise de titrisation comme il en existe des milliers sur la place financière.
L’association sans but lucratif Jeankerber est alors créée à Luxembourg en juin 2014 pour soutenir les projets après son décès. Deux actifs, Santana Holding, valorisé à 27 millions d’euros et la villa à Grimaud, évaluée à 11 millions d’euros, sont apportés en donation à l’asbl. L’enquête ultérieure a montré que le don n’a pas été déclaré au fisc français.
Dans une série d’opérations emberlificotées, les actions de Santana ainsi que la maison seront titrisés au profit de la société luxembourgeoise J&J Asset Securitisation. L’asbl devait détenir les titres jusqu’au décès de Marie-Madeleine Le Lous, puis être liquidée et les actifs transférés à la Fondation de Luxembourg. La raison d’être de l’association tient dans le fait que la Fondation de Luxembourg ne pouvait pas accepter les titres proposés par J&J.
La structure est mise en place sur une durée de 18 ans. Or, elle est supposée régler la fin de vie de Marie-Madeleine, qui montrait alors une petite santé.
Mes clients ont les plus fortes raisons de craindre qu’une fois crédités (…), lesdits avoirs seront détournés par les responsables de J&J Asset Securitisation. »Marc Elvinger, avocat
Deux mois avant sa mort, Marie-Madeleine Le Lous met en doute la pertinence du montage, dénonce la probité de ses conseillers et déplore la gourmandise de ses gestionnaires. Elle ouvre, sans le vouloir, la boîte de Pandore.
En mai 2015, la septuagénaire s’offre les services de l’avocat Marc Elvinger, également membre du comité consultatif de la Fondation de Luxembourg. L’associé de l’étude EHP lance des procédures tous azimuts contre les administrateurs de Santana et de Jeankerber ainsi que le dirigeant de J&J Securitisation. L’aéropage de financiers et de juristes est accusé d’être une bande de malfaiteurs ayant abusé de la faiblesse de leur cliente.
Un déferlement d’actions devant les tribunaux civils et pénaux se met alors en branle à Genève, à Luxembourg, à Paris et à Draguignan. «C’est ubuesque, c’est de l’acharnement», déplore un proche du dossier.
Une action en référé pour annuler l’opération de titrisation à J&J Asset Securitisation est déclenchée à Luxembourg. Elle sera déclarée irrecevable.
Lettres incendiaires aux banquiers
Dans le même temps, l’avocat adresse des lettres incendiaires aux banquiers et leur envoie copie de son assignation. REPORTER a pris connaissance de l’un de ses courriers à la banque suisse Edmond de Rothschild, gestionnaire d’un des comptes de Santana, en juin 2015. «Je souhaite attirer votre attention sur le fait que si les actes exposés dans l’assignation en référé (…) étaient, comme il y a de bonnes raisons de le penser, constitutifs d’une infraction pénale (qu’il s’agisse d’abus de faiblesse, d’un abus de confiance ou d’une escroquerie), tout acte de disposition portant sur les avoirs de Santana Holding est, le cas échéant, susceptible d’être constitutif d’un acte de blanchiment», écrit Marc Elvinger.
La Fondation de Luxembourg plaide contre ses propres intérêts, car quel est le sens de l’annulation de tout le montage si le frère Le Lous récupère les actifs. »François Prum, avocat
Dans une autre lettre adressée en juin 2017 à la BIL, banque de Santana, l’avocat enjoint l’établissement à se montrer vigilant sur le sort des avoirs à recevoir en compte, voire de les refuser. Il y a de «fortes raisons de craindre qu’une fois crédités (…), lesdits avoirs seront détournés par les responsables de J&J Asset Securitisation», écrit-il.
Une assignation est également introduite devant le tribunal de Grande Instance de Draguignan pour annuler la vente en viager de la villa de Grimaud. La procédure est toujours en cours. En 2016, la maison à plus de 10 millions d’euros aurait dû être rétrocédée à la Fondation. Les démarches bloquent toutefois les chances de récupération rapide des avoirs pour la Fondation de Luxembourg.
A la mort de Marie-Madeleine Le Lous, son frère poursuivra de plus belle les actions judiciaires. Curieusement, La Fondation de Luxembourg se joindra aux actions judiciaires en utilisant également les services de Marc Elvinger, sans voir de conflits d’intérêts dans le double mandat de l’avocat. Ce n’est que récemment que l’avocat a déposé son mandat, laissant de jeunes confrères poser les actes de procédure à sa place. «La Fondation de Luxembourg plaide contre ses propres intérêts, car quel est le sens de l’annulation de tout le montage si le frère Le Lous récupère les actifs», estime François Prum, un des avocats de J&J Securitisation, contacté par REPORTER.
Pointure du Barreau de Paris
Le 15 octobre 2015, Hervé Le Lous s’offre les services du célèbre avocat parisien Richard Malka pour saisir le procureur du tribunal de Grande Instance de Paris d’une plainte du chef d’abus de confiance, escroquerie et association de malfaiteurs. La plainte avec constitution de partie civile est pilotée à distance depuis le Luxembourg.
«Il apparait qu’au moyen d’un montage juridique et financier complexe, mis en œuvre avec une intention manifestement frauduleuse, Madame Marie-Madeleine Le Lous a été, à son insu, victime d’un détournement d’une partie substantielle des actifs qui devaient être transférés en totalité à l’asbl Jeankerber», écrit l’avocat français. Trois millions d’euros auraient disparu en Suisse. Aucune preuve ne permet toutefois d’étayer ces accusations.
Il serait difficile de retenir une infraction pénale consommée et, si infraction il y a, d’en cerner le ou les auteurs probables. »Un enquêteur de la police judiciaire
Sa plainte débouche sur l’ouverture d’une instruction en France. Mais face à la faiblesse du dossier d’accusation et au fait que les actions litigieuses ont été réalisées au Luxembourg, le juge français botte en touche.
A Genève aussi, la justice est saisie et des fonds sont saisis, mais là non plus, l’instruction ne débouche sur rien de concret.
L’enquête s’enlise
En septembre 2017, la plainte migre à Luxembourg. Une instruction est ouverte trois mois plus tard, mais l’enquête va également vite s’enliser.
En avril 2018, Marc Elvinger a une «rencontre informelle» avec un des policiers luxembourgeois qui consigne le contenu de sa discussion dans une note que REPORTER a pu consulter.
La note rend compte à la fois de la fragilité de l’accusation sur le caractère frauduleux du montage, mais aussi de l’ascendant que l’avocat cherche à prendre sur l’enquête. «Notre question de ce que Me (Elvinger) verrait comme prochain acte d’enquête de notre part fut suivi d’un long silence d’une à deux minutes», écrit le policier. «Ensuite, il disait qu’il analyserait les actifs de Santana. Cela ne le surprendrait pas que des actifs aient disparu. Il saisirait également les actifs auprès de la BIL», signale encore l’enquêteur. Mais lorsque ce dernier demande à l’accusateur s’il dispose d’indices concrets de détournement de fonds de Santana, «il répondait par la négative».
La police judiciaire rend ses conclusions en juillet 2018: «Il serait difficile de retenir une infraction pénale consommée et, si infraction il y a, d’en cerner le ou les auteurs probables». Six mois plus tard, le procureur d’Etat demande un non-lieu à poursuite.
Hervé le Lous estime que l’enquête luxembourgeoise a été bâclée et demande la réouverture de l’instruction et des devoirs supplémentaires. Sa requête est rejetée en octobre 2019 par la chambre du conseil qui constate que l’instruction n’a pas permis d’établir des charges de culpabilité à l’encontre des instigateurs du montage successoral ni d’accréditer la thèse de l’abus de faiblesse.
Un appel contre cette décision est interjeté et le 20 mai dernier la Chambre du Conseil de la Cour d’appel conclut à son tour à l’absence d’illégalité du montage de feu Marie-Madeleine Le Lous.
L’affaire Le Lous n’est pas encore enterrée pour autant et la Fondation de Luxembourg reste dans l’attente des fonds. Le frère de la défunte ayant introduit le 4 juin dernier un pourvoi en cassation. Sur le plan civil aussi, de nombreuses procédures restent en suspens. En attendant, les petits orphelins du Paraguay se désolent.