La firme de construction Soludec a été rachetée par son management après 35 ans passés sous le contrôle des Iraquiens les plus célèbres de Luxembourg. L’implication de Nadhmi Auchi et Nasir Abid dans l’économie locale est sur le déclin. Décryptage d’un désengagement.

La prise de contrôle en juillet de Soludec par son management a remis la lumière sur deux hommes d’affaires d’origine irakienne, Nadhmi Auchi et Nasir Abid et leurs holdings luxembourgeois respectifs, General Mediterranean Holding (GMH) pour le premier, Gotim pour le second. Les deux Iraquiens les plus médiatisés du pays ont tour à tour possédé une des principales entreprises de construction et de développement immobilier du pays.

Au milieu des années 1980, Soludec est racheté à l’entrepreneur belge Blaton par GMH. La firme de construction a toujours été une pièce rapportée, voire un OVNI, dans ce groupe multinational présent dans 22 pays, principalement dans l’hôtellerie, l’immobilier et la banque. «Ni Auchi, ni Abid ne se sont ingérés dans la gestion de Soludec», souligne son directeur général Jacques Brauch et un de ses principaux associés. «Monsieur Abid, je le voyais quatre fois par an et pour les résultats, c’est tout», poursuit-il.

Présenté comme le lieutenant du milliardaire Auchi (85 ans) à Luxembourg, Nasir Abid (75 ans) a surtout été associé à l’histoire controversée de GMH. Or, l’homme a lui aussi amassé une fortune considérable, notamment du fait de ses activités d’intermédiaire dans des contrats pétroliers. Ce qui lui a d’ailleurs valu une exposition médiatique importante lors du retentissant procès Elf en France au début des années 2000. Dans cette affaire, Auchi et Abid ont été condamnés chacun à 15 mois de prison avec sursis pour complicité d’abus de biens sociaux.

Le pays des chemins courts

Leurs noms sont apparus dans d’autres procédures judiciaires qui rappellent la face sombre de l’histoire de la place financière. Celle des chemins courts, d’une fiscalité à minima et de la culture de la discrétion qui ont contribué autant à la prospérité du pays qu’à sa mauvaise réputation.

Pour autant, et en dépit de leur trajectoire judiciaire et de leurs déboires, les deux hommes d’affaires ont rarement été désavoués par la classe politique. Les administrateurs de GMH appartiennent tous à l’establishment européen, bien que la plupart de ses membres aient atteint un âge vénérable. L’ancien Premier ministre Jacques Santer y siège depuis son départ de la Commission européenne qu’il a présidée jusqu’en 2000. Le député CSV Laurent Mosar a dû démissionner du conseil du holding lorsqu’il fut président de la Chambre des députés (2009-2013).

Ouvert en 1985, l’Hôtel Royal, ses restaurants, ses salles de conférences et même son parking souterrain ont une histoire à raconter. »

Le pouvoir d’attraction de GMH auprès des politiques de tous les bords n’est pas étranger à l’influence de ses dirigeants au Moyen-Orient et au réseau qu’ils y ont noué depuis la fin des années 1980. Le ministère de l’Economie, alors sous l’empire de Jeannot Krecké (LSAP), a ainsi utilisé le réseau de Nasir Abid lors d’une mission de prospection dans le Kurdistan iraquien en 2007, co-organisée par le Service de renseignement luxembourgeois.

Les bonnes dispositions des autorités luxembourgeoises tiennent aussi à la présence de l’Hôtel Royal, propriété de GMH, au coeur de la capitale. Ouvert en 1985, l’hôtel, ses restaurants, ses salles de conférences et même son parking souterrain ont une histoire à raconter. Des générations d’hommes d’affaires, de diplomates, de banquiers, d’intermédiaires, de politiciens et de hauts fonctionnaires s’y sont croisés, des valises s’y sont échangées.

Une fortune discrète

Aujourd’hui, le palace 5 étoiles du boulevard Royal, qui fait face au ministère de l’Economie, est l’unique grande entité opérationnelle que le holding maintient tant bien que mal au Luxembourg, le champ d’action du holding, ses 130 sociétés et 11.000 employés, se situant principalement hors du territoire grand-ducal. En 2018, GMH a vendu à un investisseur belge son siège historique du boulevard du Prince Henri. En 1996, le holding a cédé au groupe KBL la Banque Continentale, qui avait hébergé les comptes de dirigeants africains notoires.

Il souffle comme un parfum de fin de règne dans ce qui fut l’un des premiers et des plus grands holdings qui a fait connaître le Grand-Duché dans le monde des affaires.

Si l’actionnaire derrière GMH n’a jamais été un secret, l’étendue des participations de Nasir Abid, éternel numéro 2 de la multinationale, est longtemps restée un mystère. Son apparition comme bénéficiaire économique de la société de participation familiale Gotim est seulement intervenue à la faveur de la législation sur la transparence financière à laquelle le Luxembourg a dû se prêter sous la pression de ses partenaires européens.

Vivant dans l’ombre du très médiatique Auchi (qui vit à Londres), Nasir Abid a longtemps joué les cachotiers sur l’étendue de son patrimoine privé et de ses investissements. En 2011, son nom est évoqué dans une procédure devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg initiée par un de ses anciens partenaires en affaires, André Guelfi, connu sous le sobriquet de «Dédé la Sardine» et impliqué comme Abid dans l’affaire Elf. Un litige oppose les deux hommes autour d’un investissement commun dans un projet d’hôtel de luxe à Moscou. Gotim est partie prenante du projet, mais Nasir Abid contestera, dans les différentes procédures qui l’amènent devant des juges, en être le bénéficiaire économique. Sa défense faisait alors valoir l’appartenance du holding luxembourgeois à une riche famille moyen-orientale.

Rentabilité en berne

Le holding d’Abid est principalement investi au Moyen Orient, à Hong-Kong et en République du Congo. A Luxembourg, outre des participations dans des sociétés financières, Gotim détient un peu plus de 30% du capital de DOK, la plateforme TV du journaliste Maurice Molitor.

Contacté par REPORTER, Nasir Abid n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Les Belges achètent tout. Les prix élevés ne les dérangent pas. Ils font au Luxembourg ce que les Chinois font en Afrique. »Jacques Brauch, Soludec

Il a fallu attendre l’été 2019, pour que le nom de sa société de patrimoine familial apparaisse enfin au registre de commerce dans le sillage du rachat de Soludec puis de la restructuration de l’entreprise de bâtiment et de travaux publics (BTP). Lorsque GMH se désengage de son capital en 2019, c’est la Gotim d’Abid qui prend le relais, levant ainsi le voile sur l’étendue des participations dans l’écosystème luxembourgeois du jusqu’alors très discret homme d’affaires.

Historiquement, Soludec est une entreprise de construction générale, qui a notamment construit l’Hôtel Royal. La firme de BTP, comme tant d’autres de son secteur d’activité, a dû diversifier ses activités dans la promotion immobilière et donc acheter des terrains constructibles. «Le secteur de la construction est de moins en moins rentable à la différence de la promotion immobilière», explique Jacques Brauch dans un entretien à REPORTER.

Droit d’inventaire

Sur un prix de vente au mètre carré entre 8.000 et 12.000 euros, le prix de revient du gros œuvre représente une portion congrue: 350 à 400 euros le mètre carré, fait encore valoir le dirigeant. «Les gens paient très cher leur appartement, mais les prix de la construction, eux, n’évoluent pas depuis des années. Toute la marge revient in fine vers ceux qui vendent», poursuit-il.

Une évolution qui a d’ailleurs poussé les entreprises de BTP, de Tralux à Giorgetti, à se lancer dans le développement immobilier et à structurer cette activité, pour les plus grands opérateurs, sous la forme controversée de fonds d’investissement spécialisés (FIS) afin d’optimiser leur fiscalité. L’activité de Soludec dans la promotion immobilière n’est pas suffisamment développée pour justifier la création d’un FIS. «C’est une question de voilure», indique son dirigeant.

L’ancien management de Soludec a racheté une partie seulement du fonds de commerce à Gotim, faute de moyens financiers pour mettre la main sur la totalité du patrimoine foncier de l’ancienne filiale de GMH. Ainsi, un immense terrain constructible au Kirchberg, Schoettermarial, acquis dans les années 1990, n’a pas fait partie de l’inventaire. Les nouveaux actionnaires de Soludec ont d’ailleurs été bien avisés de ne pas reprendre le projet Schoettermarial, car le permis de construire a été annulé par le tribunal administratif pour sa non-conformité avec la réglementation sur la protection de la nature.

Le terrain fait partie d’un ensemble de 8 hectares principalement destiné à l’habitat. Un promoteur belge a d’ores et déjà pris une option d’achat sur le bien pour y développer un important projet résidentiel avec la Ville de Luxembourg. «Les Belges achètent tout. Les prix élevés ne les dérangent pas. Ils font au Luxembourg ce que les Chinois font en Afrique», fait observer Jacques Brauch.