Comment les confinés ont-ils vécu la période du Lockdown? Pour le savoir, un rendez-vous a été pris dans le plus ancien salon de coiffure du quartier de Gasperich à Luxembourg. L’occasion d’une rencontre avec Roméo, Odette, Jeanne, Loïc, Mich, Guy, Sylvie …

L’Alfa de Roméo a retrouvé sa place sur l’esplanade du rond-point Bei der Auer. Sa Giulietta blanche brille de tous ses chromes devant la porte du Salon Duo Coiffure. Après huit semaines de fermeture réglementaire pour cause de pandémie, le patron est revenu. Sa clientèle lui a emboîté le pas.

Cela fait 25 ans que Roméo Scanzano, 53 ans, manie peignes et ciseaux dans ce Salon situé au cœur du quartier de Gasperich. Un coup de peinture fraiche a été passé sur les murs avant la réouverture mais la couleur n’a pas changé. L’espace en forme d’agora permet à chacun de garder ses distances sans se perdre de vue. La bonne humeur du patron et le calme de son employée, Sylvie, font oublier les masques avec lesquels chacun tente de faire bonne figure. Le pschitt pschitt du spray désinfectant, passé sur les fauteuils et les tablettes entre deux clients, se fond dans le ronronnement du sèche-cheveux ou le glouglou de l’eau des bacs à shampoing. La laque recouvre le tout de son odeur sirupeuse. Cette atmosphère de quasi-normalité incite aux confidences.

«J’ai cru qu’il allait me faire une dépression»

«Madame Nossem vous attend!» Roméo me présente Odette, 80 ans, masque rouge sur chemisette bleu ciel et jupe noire. Odette est coquette. «Je viens chez Roméo tous les dix jours depuis 25 ans», dit-elle. Pendant le confinement, sa fille a pris le relais pour faire sa couleur. «Sinon, j’ai l’air vieille!» Pas question de se relâcher, comme sa voisine de la rue de Gasperich, qui arrose ses fleurs en robe de chambre dans sa courette. L’année prochaine, elle fêtera ses soixante ans de mariage avec l’homme qu’elle a connu en 1960 à un bal près de Rumelange, où vivait sa tante.

«Mon mari est un vrai Luxembourgeois! De Schieren. Moi je suis de Florange, de l’autre côté de la frontière, mais je suis devenue Luxembourgeoise en 1962. Ça m’a coûté 500 francs luxembourgeois pour avoir mes papiers. Mon mari en gagnait 2.000 à l’époque». Pour les beaux yeux de son homme, Odette a quitté son emploi de secrétaire de laboratoire à l’usine sidérurgique de Sollac. Son mari travaillait aux Chemins de fer luxembourgeois. De son côté, elle a «fait le ménage. 40 ans dans une même famille de Cessange!», dit-elle avec un éclat de fierté dans ses yeux.

Odette est une femme d’intérieur. Passé le choc de l’annonce des premiers morts au Luxembourg, surtout des personnes âgées, elle est sortie une fois par semaine de sa maison pour faire ses courses à la pharmacie ou au supermarché. Le service de Repas sur roues passe chaque jour à son domicile. «Potage, plat, dessert, crudité: on en a assez pour le midi et le soir. Et en plus on a le choix entre le menu normal, végétarien ou diabétique», dit-elle. La boulangerie, juste à côté, lui apporte le pain frais.

Les distractions n’ont pas manqué. «Je lis beaucoup», dit la fan de l’écrivain forestier Peter Wohlleben. Elle suit l’actualité «sur les sites luxembourgeois, français ou allemand». Manier un ordinateur n’est pas un problème. «Je paie mes factures avec», dit l’octogénaire qui reconnaît quand même qu’ «avec skype, je suis un peu perdue». Les mots croisés, «en allemand», sont une autre de ses passions.

Elle a aussi joué aux dominos et aux cartes. «Ça, c’est pour faire plaisir à mon mari. Pour lui, le confinement a été dur. Il avait l’habitude d’aller tous les jours travailler dans notre jardin à Hollerich et de passer le soir au café Millewee retrouver ses copains. Comme il entend mal, il ne pouvait pas les appeler au téléphone. J’ai cru qu’il allait me faire une dépression». Depuis la réouverture des magasins, «il a pris rendez-vous pour mettre des appareils auditifs».

«J’ai fait de mon mieux»

Comme le mari d’Odette, Jeanne Leurs, 84 ans, avait ses habitudes au café Millewee, qui est toujours porte close dans la rue dont il porte le nom. Sa fermeture en a déboussolé plus d’un dans le quartier. Depuis le 14 mars, le tableau noir sur la terrasse du bistro affiche le même menu de la semaine, Entrée-Plat-Dessert à 12,50 euros. Pour déjeuner, Jeanne préfère le restaurant italien Quadro Delizioso. Elle y allait trois fois par semaine avant le confinement. Il ne fait plus que du take-away, alors elle s’est débrouillée pour se faire à manger, avec les courses que lui apporte sa fille.

Cette mère de trois enfants et grand-mère de trois petits-enfants vit seule dans un appartement de la rue de Gasperich, depuis que sa maison de la route d’Esch «a été démolie, il y a 20 ans». Le confinement n’a «pas été facile mais j’ai fait de mon mieux», dit sobrement cette petite femme un peu ratatinée dans le fauteuil noir du coiffeur, mais qui ne manque pas d’énergie. «L’une de mes petites-filles est institutrice. Elle m’apporte les livres qu’elle a lus et qui peuvent me plaire». Des romans et des polars. Et puis, elle est sortie se balader dans le quartier, «presque tous les jours».

«C’est le manque d’interaction sociale qui est terrible!»

Loïc pour sa part n’a pas eu le temps de prendre ses habitudes dans le quartier. Ce Savoyard de 26 ans, dont on devine la physionomie souriante sous le masque, a débarqué au Luxembourg en février avec un contrat français de Volontaire International à l’Étranger. «J’ai passé plus de temps en télé-travail qu’à la banque», dit-il. Son confinement s’est passé rue Christophe Colomb, dans un pays qu’il ne connaissait pas et une colocation vidée de la moitié de ses quatre occupants. Une à deux fois par semaine, il va courir avec son colocataire.

Désormais, les employés de la banque vont par roulement une semaine par mois au bureau. Mais comme les bars et restaurants sont fermés, il n’y a pas d’ «After». «C’est le manque d’interaction sociale qui est terrible», dit-il.

Son moral «a joué au yoyo» ces dernières semaines. Mais il relativise. «J’ai la santé et mes proches n’ont pas été contaminés. J’ai un emploi. Vu mon secteur, je peux m’estimer heureux. Je préfère voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide». Deux autres résidents devraient prochainement mettre un peu plus de vie dans sa coloc. Il aimerait aller voir ses parents mais n’en prendra pas le risque dans l’immédiat. Les avions pour Genève sont toujours cloués au sol et il faut compter neuf heures de train.

En tête-à-tête

Il prend lui aussi les événements du bon côté. Mich, 69 ans, barbe grise et coupe réajustée par Roméo, «a fait des économies pendant le confinement. Moins de dépenses de fringues. Pas de restau. Pas de coiffeur… », dit ce menuisier à la retraite en faisant un clin d’œil à celui qui le débarrasse de son peignoir. Son short rouge se prolonge par une jambe plâtrée. «J’avais réservé ma première sortie à mon cardiologue. En descendant du tram, mon pied s’est coincé. J’en ai pour trois semaines. Maintenant, ma femme va devoir tout faire!» dit-il d’un ton moqueur.

Mich de Gasperich est marié avec Michèle. Cette relation l’a beaucoup occupé pendant le confinement. D’habitude, chacun a sa vie de son côté. Lui, des chœurs qu’il dirige à Dommeldange et Capellen. Elle, ses compétitions nationales de quille. Pendant le confinement, ils n’ont pas chômé. «On a refait le jardin, la terrasse, la palissade». Leur fils et sa copine sont restés deux semaines confinés avec eux puis sont repartis. «Avant la pandémie, on dînait une fois par semaine au restau. C’est un terrain neutre où on peut prendre le temps de discuter». Avec les restaurants fermés, le rituel manquait. Du coup, Mich et Michèle ont commencé à jouer aux cartes tous les soirs. «Cela permettait de se parler. En fin de compte, le confinement a aidé à plus nous souder», se persuade-t-il avant de sortir son téléphone portable de sa poche pour appeler sa femme. Quelques minutes après, Michèle arrive en poussant une chaise roulante. «Trois semaines  d’enfer!», lâche-t-elle dans un sourire mi-figue mi-raisin. Déconfinée, mais pas vraiment libérée.

Nouveaux horizons

Faute de business, Roméo aussi a lui aussi vécu d’amour et de jardinage avec sa Juliette à Mondorf. Pas évident pour cette femme au foyer, mère de deux grands enfants, d’avoir son mari 24h/24 à demeure. «Elle m’a dit à la fin du confinement : ‘franchement, ça c’est bien passé’. Elle était presque étonnée. C’est vrai que j’ai pas arrêté: entre le jardin, la terrasse à passer au Kärcher, des petits travaux de rénovation ici et là. Et puis, elle s’est acheté un vélo électrique pour m’accompagner. On s’est baladé du côté de Remerschen et Schengen. Il y a des coins superbes».

Son visage bronzé qui dépasse du masque et sa silhouette tonique, moulée dans une chemise blanche et un jean, témoignent que la cure de plein air a été profitable. Les espadrilles apportent une touche nostalgique à la tenue. «Mais heureusement, cela n’a duré que deux mois. Se prendre un truc comme ça en pleine figure, c’est pas évident», dit Roméo en faisant chauffer la carte de paiement de Mich.

Sa chance, c’est d’être propriétaire de son Salon de coiffure. Son employée a été mise en chômage partiel. Il pensait recruter une personne supplémentaire à mi-temps mais cela attendra. Il n’envisage pas pour l’instant de faire payer à ses clients un surcoût pour les frais liés aux mesures barrières contre le Covid-19 dans son Salon.

Il faut dire que Roméo a ses fidèles clients derrière lui pour le soutenir. Comme Guy, 69 ans, ancien gérant d’une société d’ascenseur à Peppange, «marié depuis 45 ans à la belle Isabelle», dixit Roméo qui semble en savoir long sur la question. «Ce qui me fait le plus de mal dans toute cette histoire de pandémie, c’est pour les commerces. Je ne sais pas comment ils vont se relever», dit le frontalier.

Ce Belge de forte corpulence souffre de problèmes respiratoires: «Pour moi, le Covid-19 serait mortel». Pourtant, sa première sortie a été un rendez-vous chez Roméo. «Il me harcelait sur Facebook», s’amuse le coiffeur. «C’est important d’avoir une belle coupe!», rétorque l’autre. La passe d’armes est amicale. Roméo sait renouer les liens sociaux en coupant les cheveux. C’est au fond ce dont chacun de ses clients a le plus besoin.