Depuis la réunion de crise du 28 mars à Esch sur Alzette, la tension semble un peu retombée autour du dossier de la capitale européenne de la Culture. Pourtant, les points sensibles sont loin d’être réglés.
Ils font bloc et sont «à 100% motivés». Le coordinateur général d’Esch 2022, Andreas Wagner et la directrice artistique, Janina Stroetgen, savent qu’ils sont sur un siège éjectable jusqu’à la fin du mois de juin. Cela ne les empêche pas d’avancer. «Malgré l’incertitude on continue. Il y a énormément de choses à faire, des décisions à prendre sur des projets de longue haleine, comme par exemple le projet de film de Pol Cruchten et Frank Feitler. 2022 sera très vite là».
Le choc du 28 mars n’est pas complètement encaissé du côté de ceux qui oeuvrent pour la capitale européenne de la Culture. Quelle mouche a donc piqué le bourgmestre d’Esch-sur-Alzette? Le jour où doit se tenir au théâtre municipal une réunion d’information sur le projet, le Tageblatt publie une interview accordée par Georges Mischo (CSV). Celui-ci règle ouvertement ses comptes avec le binôme en charge du projet. Leur tête avait déjà été mise sur le billot au mois de décembre 2017. Ils avaient obtenu un sursis de six mois.
Avant même la fin de ce délai, le bourgmestre qui a remplacé la socialiste Vera Spautz au mois d’octobre – non seulement à la tête de la commune mais également à la tête de l’asbl Esch 2022 – ouvre une nouvelle crise. La réunion d’information du soir se transforme en joute politique. A tel point que l’on peut se demander si le projet de capitale européenne n’est pas en train d’aller droit dans le mur.
Il y a urgence bien sûr. »Guy Arendt, Secrétaire d’Etat à la Culture
Il reste trois ans et demi avant l’échéance 2022. Cela peut sembler long. C’est pourtant demain à l’échelle du développement d’un projet comme une capitale européenne de la culture.
Un homme connaît bien ces dossiers pour avoir suivi de l’intérieur les deux précédentes capitales européennes de 1995 et de 2007, mais aussi tous les projets européens entre 1989 et 2010, date de son départ à la retraite. L’ancien directeur général du ministère de la Culture, Guy Dockendorf, est inquiet. Cela fait des mois qu’il s’active en coulisses pour faire avancer «informellement et à titre tout-à-fait bénévole», précise-t-il, le dossier. «Oui il y a urgence. Le jury qui a validé en novembre dernier le projet Esch 2022 alertait déjà sur la nécessité de renforcer l’équipe en place, notamment pour les questions organisationnelles et financières. Or cela n’avance pas». La question est cruciale: aussi longtemps que l’équipe ne sera pas suffisamment solide, le projet fera du sur-place, voire risque de s’enliser.
L’Etat sort – prudemment – de sa réserve
Un point soulève question dans cette affaire: le rôle du gouvernement. Alors que les politiques locaux font entendre de la voix, le silence règne du côté du ministère de la Culture. Une discrétion qui contraste avec l’explosion de joie du Premier ministre, Xavier Bettel, au moment de la proclamation du jury réuni le 10 novembre 2017 à l’Hôtel des Terres Rouges pour annoncer que la candidature de Esch 2022 était retenue.
C’est son Secrétaire d’Etat, Guy Arendt, qui est en charge du dossier. Lequel regarde la crise actuelle avec circonspection : «Je n’ai pas à m’exprimer sur les propos de monsieur Mischo. C’est au Conseil d’administration de l’asbl Esch 2022 de régler les problèmes, s’il y en a», dit-il. Il observe néanmoins que «le ministère de la Culture aimerait qu’il y ait de la sérénité dans ce dossier». Et il reconnaît qu’ «il y a urgence bien sûr». Lorsque l’on s’apprête à mettre 40 millions d’euros (sur un budget total de 70 millions) dans l’opération, l’indifférence pourrait passer pour de l’incompétence.

De fait, les choses semblent finalement bouger. L’Etat est finalement entré en force dans le nouveau conseil d’administration de l’asbl suite à la modification des statuts le 13 mars dernier. Alors que le ministère de la Culture était jusqu’à présent représenté par «un fonctionnaire de troisième zone», comme le note un observateur, il est désormais représenté par «du lourd». Guy Arendt a délégué deux membres du cabinet ministériel, les conseillers de gouvernement 1ère classe Danièle Kohn-Stoffels et Gilles Lacour.
Autre signe de l’implication de l’Etat : quatre ministères supplémentaires sont désormais assis au conseil: les Affaires étrangères, la direction générale du Tourisme, le Développement durable et les Infrastructures mais aussi les Finances en la personne de Jean-Marie Haensel, le «Monsieur Culture» de l’Inspection des Finances, une valeur sûre qui a déjà l’expérience d’une capitale européenne de la Culture.
Ce nouveau conseil d’administration a aussi vu l’arrivée du directeur général de Luxembourg2007, Robert Garcia, jusqu’alors maintenu à l’écart du dossier par Jean Tonnar (LSAP), l’ancien échevin à la Culture de Esch. Avec Jean-Marie Haensel et la directrice du Centre 1535 de Differdange, Tania Brugnoni (qui n’est pas membre du Conseil d’administration), Robert Garcia fait partie d’un nouveau comité ad hoc chargé de faire dans les trois mois des propositions concernant les plans de financement et de recrutement pour Esch 2022.
Ils présenteront leurs propositions fin juin à un conseil élargi à 20 membres et présidé par Georges Mischo. Outre les six représentants de l’Etat, on y dénombre cinq représentants des communes du Sud, quatre de la société civile, deux des communes françaises associées, un de l’Université, un d’Arcelor Mittal et le responsable du service culturel de la ville d’Esch.
Appel à candidatures: une formalité ?
Quid du duo Wagner/Strötgen dans cette nouvelle constellation? On sait que le président de l’asbl, Georges Mischo, ne souhaite pas les maintenir en fonction. En revanche les deux vice-présidents, Roberto Traversini (Déi Greng) et Dan Biancalana (LSAP), les soutiennent, de même que bon nombre de participants à la réunion d’information du 28 mars.
Au moment des premières attaques du mois de décembre, le coordinateur général et la directrice artistique avaient indiqué qu’ils ne se représenteraient pas si un nouvel appel à candidature international était lancé. Une prise de position qui peut surprendre. Le Bidbook qu’ils ont rédigé et qui a été approuvé par le jury européen indique, page 92 et 93, que «si le titre est accordé à Esch 2022 en novembre 2017, les postes de Directeur général et de Directeur artistique feront l’objet d’annonces publiées à l’international».
Le poste de Directeur général en particulier peut poser question puisqu’il est précisé que celui-ci doit avoir une «expérience à l’international dans la gestion de projets culturels durable de taille comparable». Ce qui n’est assurément pas le cas d’Andreas Wagner, ancien dramaturge du Théâtre National de Luxembourg dont le riche parcours en France, en Allemagne et au Luxembourg ne compte néanmoins pas d’expérience de l’ampleur d’une capitale européenne de la Culture.

Pourquoi ont-ils spécifié cet appel à candidature dans le Bidbook? «Ce n’était pas obligatoire mais c’était la pratique courante des précédentes capitales européennes. Pour nous c’était plutôt un point formel. Nous ne pouvions pas envisager que si notre projet était validé, on ne nous laisserait pas le mener à bien», observe Andreas Wagner.
«A traumatic model»
L’histoire des capitales européennes montre que la direction générale d’une telle manifestation est un poste hautement sensible qui nécessite parfois plusieurs fusibles avant le lancement des festivités d’ouverture. Ce que Trevor Davis, directeur général de de Copenhague ville européenne de la Culture en 1996 (considéré par certains comme un échec) et de Aarhus en 2017 (un succès) résumait ainsi dans son rapport : «The Ecoc model fascinates us, but it is also traumatic». Un constat que doit partager Emmanuel Vinchon, auteur du premier Bidbook pour Esch 2022, articulé autour de la thématique «Love». Celle-ci n’avait pas fait battre le cœur du jury européen qui l’avait rejetée sans appel. C’est ainsi que le duo Wagner/Strötgen avait pris la relève en octobre 2017.
Lorsque je parlais 20 secondes à l’une, je devais veiller à parler 20 secondes à l’autre! »Claude Frisoni, directeur général en 1995
Claude Frisoni se rappelle des conditions dans lesquelles il a succédé à Guy Wagner en mars 1994, neuf mois avant le début de la première capitale européenne. «Mon prédécesseur avait plusieurs fois menacé de démissionner si on ne lui donnait par les moyens organisationnels et financiers de mener à bien son projet. Il a fini par mettre ses menaces à exécution». Pour sa part, il se souvient du terrain politique miné dans lequel il a dû manœuvrer : «J’avais un conseil d’administration extrêmement politique avec une présidence tournante qui alternait entre la ville et le gouvernement : six mois Erna Hennicot-Schoepges puis six mois Lydie Polfer. A l’époque elles étaient toutes les deux présidentes de leur parti. Lorsque je parlais 20 secondes à l’une, je devais veiller à parler 20 secondes à l’autre!»
Robert Garcia a lui aussi plusieurs fois usé de la menace de démissionner lors de la capitale européenne de 2007. Pour des questions de budget ou de sécurité juridique. Mais il n’a pas eu besoin de mettre ses ultimatums à exécution. La ministre qui avait nommé en 2003 cette personnalité membre du parti Déi Gréng, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), avait tiré les leçons de 1995. «J’ai eu la chance d’avoir un conseil d’administration qui n’était composé que de fonctionnaires. Je n’ai pas eu à me frotter au combat des chefs politiques», note Robert Garcia.
Comment va fonctionner le mixte entre figures politiques et fonctionnaires au sein du nouveau conseil de l’asbl Esch 2022? On peut penser que les voix des représentants de l’Etat, principal pourvoyeur de fonds, pèseront lourdement dans la balance même si elles ne représentent pas la majorité des mandats.
Une feuille de route à suivre
Il faut savoir aussi que le jury de la capitale européenne de la culture indique clairement, dans son rapport, que le feu vert a été donné pour le Bidbook défendu par Andreas Wagner et Janina Strötgen. Pas pour autre chose. C’est d’ailleurs uniquement à cette condition que sera octroyé à l’asbl le prix Melina Mercuri, doté de 1,5 millions d’euros. Echaudé par l’expérience de Essen, qui s’était transformé en manifestation régionale plus qu’européenne, le jury entend veiller au standard de qualité et à la réputation de la manifestation. Des «check point» de contrôle sont prévus à l’automne 2018, mi-2020 et à l’automne 2021. Un calendrier qui, d’après Guy Dockendorf, pèse largement en faveur du duo actuellement en place. «Remettre en cause leur contrat risquerait de remettre en cause le projet», estime-t-il.
Une conviction qui touche un autre point sensible. Car tout le monde n’est pas convaincu de l’intérêt réel d’une capitale européenne pour Esch et la région du Sud.