Le gouvernement retoque le projet de création d’un registre des trusts et des fiducies qui permet de savoir qui se cache derrière les montages juridiques souvent complexes. Sa consultation sera compliquée, voire problématique. 

Le projet de loi créant le Registre des fiducies est un serpent de mer. Son cheminement tortueux traduit les difficultés des autorités à concilier les exigences de transparence avec la sauvegarde des intérêts d’une place financière qui tente de défendre son dernier pré carré.

Le ministère des Finances vient de produire des amendements au projet de loi «instituant un Registre des fiducies», qui permettra de lever le voile sur les montages juridiques complexes destinés à masquer l’identité de leurs bénéficiaires. La rue de la Congrégation remet les compteurs à zéro. La loi du 10 août 2018 avait mis en place un semblant de cadre pour ce registre. 15 mois après son vote, la règlementation sera abrogée et remplacée. Les nouvelles règles du jeu tiendront compte de la 5e directive européenne sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. La directive est à transposer avant le 10 janvier 2020. Autant dire que le travail législatif va se faire au pas de course pour tenir les délais.

«Nous n’avons pas intérêt à dire que nous nous opposons à la 5e directive anti-blanchiment.»Catherine Bourin, ABBL

A un an de l’examen de pair du Groupe d’action financière sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (Gafi), qui sera chargé d’évaluer l’efficacité du dispositif anti-blanchiment du Grand-Duché, le climat est à l’hystérie dans les différents services administratifs. L’anxiété gagne aussi les rangs du secteur privé.

Les banquiers tiennent leur langue

L’ABBL, jadis si prompte à s’offusquer à la moindre offensive contre la «sphère privée» et à dénoncer le «tsunami réglementaire» compromettant la marche des affaires, se garde bien désormais de critiquer la nouvelle réforme. «Nous n’avons pas intérêt à dire que nous nous opposons à la 5e directive anti-blanchiment», reconnaît dans un entretien à REPORTER Catherine Bourin, membre du comité de direction de l’ABBL.

La loi du 10 août 2018 rend compte de la précipitation dans laquelle le gouvernement a agi par peur de rater son examen de passage du Gafi et de figurer sur sa liste grise, comme en février 2010. Au nom de la transparence financière et de la chasse aux constructions offshores destinées à éluder l’impôt, le texte oblige les fiduciaires à «obtenir et à conserver» des informations sur les bénéficiaires effectifs des trusts, des fiducies et autres constructions similaires.

Il manque toutefois la pièce principale au puzzle. La règlementation européenne de base exige la mise en place un registre des trusts et des fiducies. Or, en 2018, le Luxembourg en a fait l’économie, ce qui rend aujourd’hui sa loi du 10 août totalement inopérante. Les amendements récents du ministère des Finances apportent un correctif.

Le Gafi en mission de reconnaissance

En faisant du «cherry picking» dans la directive pour ne prendre que ce qui l’arrange, le Luxembourg a montré que sa conversion à la culture de la transparence financière ne va pas sans quelques contrariétés. Venus la semaine dernière en mission de reconnaissance au Grand-Duché, les experts du Gafi vont sans doute apprécier.

Il ne faut pas voir que de la mauvaise foi dans le geste sélectif du gouvernement. Techniquement parlant, l’identification des structures juridiques aussi opaques que complexes, destinées à cacher au grand public l’identité de leurs bénéficiaires effectifs – pour des raisons parfois légitimes – n’a rien d’un exercice facile. Toutefois, la 4e directive anti-blanchiment, adoptée en 2015, a donné deux ans, jusqu’au 26 juin 2017, aux Etats membres pour se mettre en conformité et rendre opérationnel un registre des trusts et des fiducies digne de ce nom.

Ce registre est le pendant du Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) pour les sociétés et les associations. Les deux constructions procèdent de la même volonté des Européens de renforcer l’appareil de répression de la criminalité financière.

«Cette loi est le parfait exemple d’une mesure inutile, inopérante voire nuisible.»Thierry Pouliquen, avocat

Les ministres de la Justice et des Finances avaient soumis le même jour en décembre 2017, deux projets de loi presque identiques. Felix Braz (Déi Gréng) portait le texte portant création du Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) tandis que Pierre Gramegna (DP) signait le projet devant donner naissance au Registre des fiducies. Ça passera pour le ministre de la Justice, mais ça coincera pour son homologue des Finances.

Coup de semonce de Bruxelles

L’accouchement du RBE s’est fait dans la douleur en janvier 2019. En dépit des cafouillages, il est opérationnel. Le second bébé est un grand prématuré, résultat de la précipitation du ministre des Finances à faire voter au cœur de l’été 2018 une loi d’affichage qui ne trompe personne. Pas même la Commission européenne qui, le 8 novembre 2018, lui assène un coup de semonce. Bruxelles introduit en effet un recours contre le Luxembourg devant la Cour de justice de l’UE pour mise en œuvre incomplète de la 4e directive.

Pierre Gramegna payait là le prix fort de son choix d’avoir scindé son projet de loi en deux. Le premier texte est devenu la loi du 10 août 2018 qui prescrit aux opérateurs du secteur financier de faire un repérage des trusts et fiducies en portefeuille.

Ce découpage est le résultat d’improvisations autour de l’importance et de la nature de l’industrie du trust au Luxembourg. Qu’est-ce qui tombait sous le couvercle des trusts, fiducies et autres constructions similaires? Selon les prescriptions de la 4e directive, les trusts «générant des conséquences fiscales» devaient être pris en compte. Le débat était cornélien. Le secteur financier proposait de ne retenir que la «fiducie libéralité», c’est-à-dire des instruments de gestion patrimoniale et de planification successorale. Au final, les députés ont voté une loi absurde. «Cette loi est le parfait exemple d’une mesure inutile, inopérante voire nuisible», explique à REPORTER l’avocat Thierry Pouliquen.

Pierre Gramegna était parti du postulat que l’industrie du trust était devenue quantité négligeable au Grand-Duché, après les purges intervenues au début des années 2010. «Ce n’était pas la peine de mettre en place une usine à gaz», soutient Catherine Bourin.

La mauvaise réputation

L’ABBL avait été missionnée par le ministère des Finances de dresser un inventaire des constructions juridiques pouvant être assimilées à ces instruments qui sentent le soufre. «D’après le sondage effectué par l’ABBL, le nombre de trusts est assez ridicule au Luxembourg», assure la dirigeante de l’association patronale. «Après 2012 et l’adoption de la charte ICMA, les banques ont fermé les trusts, car ils avaient mauvaise réputation», précise-t-elle. Rendue obligatoire par la CSSF, la charte ICMA a imposé aux banques de la Place un nettoyage en profondeur de leurs clients. Les fraudeurs du fisc sont devenus persona non grata.

Une loi sur les trusts avait fixé en 2003 un cadre juridique dans l’espoir de développer cette activité à partir de Luxembourg. Une timide industrie du trust avait vu le jour.

«Les obligations concernant la mise en place d’un registre des fiducies et des trusts ont été substantiellement modifiées.»Pierre Gramegna

Le projet de fondation patrimoniale devait renforcer l’attractivité de ce cadre initial et «up-grader» le centre financier sur l’échelle de la gestion discrétionnaire. Mais en plaçant en 2011 le Luxembourg sur liste grise, le Gafi a douché les espoirs de la Place. Aussi, le gouvernement a-t-il gelé le projet. Il n’est pas prêt à le ressortir de ses tiroirs.

Les services de Pierre Gramegna ont mis 15 mois à retoquer le projet de loi sur le Registre des fiducies. La transposition de la 5e directive anti-blanchiment leur a fourni l’occasion de remettre le texte sur le métier. «Les obligations concernant la mise en place d’un registre des fiducies et des trusts ont été substantiellement modifiées», signale le ministre. Ses amendements n’ont pas encore été analysés par les différents opérateurs de la Place financière qui n’ont pas été associés à leur rédaction.

Le casier pour consulter

Le projet de loi témoigne en tout cas de la volonté de Pierre Gramegna de verrouiller à double tour la consultation du futur Registre des fiducies par le grand public. Citoyens curieux, circulez, il n’y a rien à voir! Alors que la consultation du RBE est gratuite et ouverte au plus grand nombre (ce que va d’ailleurs imposer la 5e directive), l’accès au Registre des fiducies, géré par l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines (AED), sera réservé à un nombre restreint d’utilisateurs (régulateurs, autorégulateurs, magistrats de la Cellule de renseignement financier, etc.).

Le ministre légitime ce verrouillage au nom de la protection de la vie privée. Il s’appuie sur une jurisprudence du Conseil constitutionnel français qui avait obligé Paris à revoir son dispositif sur la consultation du registre des trusts. Le cas avait été tranché à la suite d’une plainte d’une richissime dame américaine, résidente en France, fiscalement propre, qui ne voulait pas d’un étalage public de sa fortune logée dans un trust.

Pour avoir accès au registre luxembourgeois, les demandeurs, personnes physiques ou morales, devront faire valoir leur intérêt légitime dans le cadre de la lutte anti-blanchiment et de financement du terrorisme. Le préposé de l’AED jugera au cas par cas de l’opportunité ou pas d’ouvrir le registre des bénéficiaires. A cette première exigence s’ajoutera celle de présenter un extrait de casier judiciaire.

Petit rapporteur

Les services de Pierre Gramegna ont sans doute jugé ce double verrouillage insuffisant pour protéger les bénéficiaires des trusts contre l’intrusion. Ils ont ajouté dans le dispositif d’accès une couche de protection supplémentaire qui pourrait s’avérer problématique…au regard de la protection de l’intégrité des personnes. Car le projet de loi autorise l’AED à notifier les demandes de consultation du registre aux personnes dont les données sont concernées. Ces dernières pourront d’ailleurs s’y opposer. Ce dispositif va-t-il faire du préposé des impôts un petit rapporteur?

Sérieusement, la question est de savoir si ces mesures de protection, prétendument dictées par les impératifs de protection de la sphère privée, sont proportionnées au regard de l’intérêt public et du droit de savoir – entre autres des journalistes – ce qui se cache derrière certains montages complexes nuisant à la réputation d’un pays et de ses citoyens.


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