L’urbanisation galopante dans le pays a sacrifié sur sa route bon nombre de bâtiments témoins de notre passé, mais aussi dénaturé la physionomie de certains villages ou quartiers. Le nouveau projet de loi sur la table doit changer la donne. La ministre de la Culture a des cartes en main pour le faire adopter. Mais la partie n’est pas encore gagnée.

Le job n’est pas fini, mais une étape importante vient d’être franchie. Le 30 août dernier, la ministre de la Culture a déposé à la Chambre des députés le projet de loi relatif au patrimoine culturel. Le précédent projet de réforme n’est pas parvenu au bout du processus législatif. En sera-t-il autrement cette fois?

La loi actuellement en vigueur remonte à 1983, alors que le Luxembourg comptait moins de 350.000 habitants, contre près de 620.000 aujourd’hui. L’historien Denis Scutto cite dans le Tageblatt le chiffre de 100 bâtiments détruits par an, sur environ 5.000 à 6.000 classés ou dignes de protection nationale. Mais il n’existe pas de bilan des dégâts. Les estimations n’ont à ce jour rien de scientifique.

Face à cela, la réaction de l’État a été lente, limitée et controversée. Des biens menacés ont été classés en urgence. Lorsqu’il était trop tard, c’est souvent l’impunité qui a prévalu. Au cours des dix dernières années, le Service des Sites et Monuments nationaux a dénoncé au Parquet trois chantiers réalisés, sans demande et sans autorisation du Ministre de la Culture, sur des immeubles classés monuments nationaux. Ces plaintes ont été classées sans suite.

En mai dernier, le Service des Sites et Monuments nationaux a porté plainte contre les propriétaires d’immeubles en cours de destruction rue Jean l’Aveugle à Limpertsberg. (Photo: Martine Pinnel)

Pour un proche du dossier, «l’arrivée de Sam Tanson a changé la donne». La ministre a décidé de hausser le ton. Une plainte a été déposée au mois de mai par le Service des Sites et Monuments nationaux contre les propriétaires d’immeubles en cours de destruction rue Jean l’Aveugle à Limpertsberg. Parallèlement, un coup d’accélérateur a permis de finaliser le projet de loi 7473. Le texte concerne le patrimoine dans son ensemble, qu’il soit architectural, archéologique, mobilier ou immatériel. Surtout, par sa méthode, il tente de déminer un terrain hautement sensible, au carrefour de l’intérêt général et des intérêts particuliers, mais aussi de la politique nationale et de l’autonomie communale.

Se remettre dans les clous

«La question de la protection du patrimoine doit être dépolitisée», a lancé le député de la majorité André Bauler (DP) dans une récente tribune publiée dans différents quotidiens. Cette phrase peut prêter à sourire, quand on sait que les édiles de son parti, qui règne depuis des décennies notamment sur la Ville de Luxembourg, sont régulièrement dans le collimateur des défenseurs du patrimoine.

Pourtant, force est de reconnaître que c’est sous la première législature de Xavier Bettel, en 2016, qu’ont été adoptées deux lois ratifiant des Conventions internationales importantes: celle sur la Convention de La Vallette (24 ans après sa signature en 1992) qui introduit le principe d’archéologie préventive et celle de  Grenade (1985), qui prévoit de faire réaliser des inventaires scientifiques du patrimoine architectural et de placer «la protection du patrimoine architectural parmi les objectifs essentiels de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme». La ratification de ces conventions remet le Luxembourg dans les clous de la communauté internationale, après des décennies de navigation à vue.

Il faut noter que ces deux lois ont été votées à l’unanimité à la Chambre des députés. «La protection du patrimoine au niveau national ne fait plus l’objet de clivages partisans. C’est plutôt une question de sensibilité personnelle sur le sujet, qui traverse les frontières intra-partisanes», estime Sam Tanson (Déi Gréng), interrogée par REPORTER. Cela fait longtemps que la nécessité de réformer la loi de 1983 ne fait plus débat.

Une nouvelle impulsion

La protection du patrimoine n’occupe qu’un paragraphe sur les huit pages du volet culturel de l’accord de coalition 2018-2023. Mais Sam Tanson est arrivée aux commandes du ministère de la Culture fin 2018 avec une intention claire: «Cela fait partie de mes dossiers prioritaires et j’espère que le projet de loi 7473 sera voté dans les meilleurs délais».

Le changement aux commandes du ministère de l’Intérieur, après les élections législatives de 2018, sert son ambition. Dan Kersch (LSAP) a cédé la place à Taina Bofferding (LSAP). «Elle a une forte sensibilité pour le sujet et nous avons eu des discussions très constructives avec le ministère de l’Intérieur. Chacun défend les intérêts de son ministère respectif. C’est absolument normal. Mais les différents compromis qu’on a trouvés, sur les domaines qui se rejoignent, sont pour moi tout à fait bons», dit Sam Tanson. Le texte du projet de loi ne manque pas de rappeler, dès le deuxième paragraphe du préambule, que «les communes garderont leurs compétences et responsabilités en la matière».

Un air du temps qui évolue

Ce patrimoine d’intérêt local est très diversement apprécié par les élus dans les communes. Depuis 2008, ceux-ci doivent réaliser, en partenariat avec le Service des Sites et Monuments nationaux (SSMN), une étude préparatoire à leur Plan d’Aménagement Général (PAG) pour identifier le patrimoine à protéger localement. Au 30 septembre 2019, le site du SSMN répertoriait les nouveaux PAG de 42 communes (sur 102 dans le pays). 15.336 immeubles ont été repérés, mais uniquement 12.071 protégés.

[Il y a] une protection inégale d’une commune à l’autre, au sens où cette protection, locale et par les plans d’aménagement général, dépend en définitive d’une décision politique, elle aussi locale et empreinte d’opportunité. »Rapport sur «Le droit du patrimoine culturel au Luxembourg»

Certaines communes sont particulièrement réfractaires. À Pétange, seuls 181 des 1.137 immeubles repérés ont été protégés. En revanche, la Ville de Luxembourg, souvent pointée du doigt par le passé, figure parmi les bons élèves avec 5.924 immeubles protégés sur les 6.334 repérés.

À ce jour, les suspicions ne manquent pas au niveau local quant aux petits arrangements entre amis pour favoriser tel promoteur ou tel électeur. Dans un rapport sur «Le droit du patrimoine culturel au Luxembourg» publié en 2014, l’expert belge François Desseilles dénonce «une protection inégale d’une commune à l’autre, au sens où cette protection, locale et par les plans d’aménagement général, dépend en définitive d’une décision politique, elle aussi locale et empreinte d’opportunité».

Des bâtiments témoins de notre histoire peuvent être protégés au niveau communal ou être classés comme monuments nationaux, comme cet ancien couvent à Limpertsberg. (Photo: Martine Pinnel)

L’affaire Traversini montre néanmoins que les temps changent. Dans un contexte d’hypermédiatisation de la sphère publique, les complaisances en marge des négociations de PAG ne passent plus, qu’il s’agisse d’environnement ou de tout autre domaine. À cet égard, l’inventaire scientifique du patrimoine architectural, prévu par le nouveau projet de loi, arrive à point nommé. Il servira de référence pour déterminer ce qui relève de la protection nationale ou locale. Ce sera aussi un outil d’arbitrage en cas de conflit pour les différentes parties prenantes.

Autre outil de déminage du dossier: c’est l’État qui fera classer par règlement grand-ducal les bâtiments et surtout les «secteurs protégés d’intérêt national» dans les communes. Cela se fera après une procédure d’enquête publique, selon le modèle des «zones protégées d’intérêt national» prévues pour la protection de la nature et des ressources naturelles dans la loi de juillet 2018. Les citoyens et les communes auront un droit de recours avant le vote du règlement en Conseil de gouvernement.

Un élan à confirmer

L’élan impulsé par la nouvelle ministre de la Culture sera-t-il suffisant pour aller au bout de la réforme? L’expérience du projet avorté d’Erna Hennicot-Schoepges incite à la prudence. Sam Tanson sait que son texte pourra faire l’objet de remarques du Conseil d’État et des autres organes consultés. Aussi ne s’engage-t-elle pas sur une date d’entrée en vigueur.

L’autre écueil se situe au niveau des règlements grand-ducaux nécessaires pour l’exécution de la loi. L’Ordre des Architectes et Ingénieux conseils (OAI) en a dénombré 23. «Nous travaillons déjà sur les règlements grand-ducaux afin qu’ils soient prêts au moment du vote du texte législatif», affirme la ministre. Une précaution utile. La loi de 1983 prévoit déjà la délimitation de secteurs protégés dans les communes. Or, comme le souligne le rapport Desseilles, les règlements grand-ducaux pour les faire appliquer n’ont pas tous été pris.

Par ailleurs, l’application de la réforme soulève la question de son coût financier. Celui-ci a été chiffré dans une annexe au projet de loi. C’est surtout la réalisation de l’inventaire scientifique du patrimoine qui va peser à long terme sur le budget du ministère de la Culture. Il faudra recruter sur une période de dix ans 12 architectes et deux employés administratifs, soit un budget qui varie par an entre 1,4 et 2,1 millions d’euros selon leur statut d’employé d’État ou de freelance. Il faut noter que le coût de la mise à jour régulière de cet inventaire scientifique n’est pas chiffré. Pourtant, cette mise à jour est mentionnée dans le projet de loi (art. 23) et indispensable pour que le colossal travail entrepris soit durable.

Enfin se pose la question de l’absence d’un Plan d’Action National pour le patrimoine. Celui-ci est préconisé par le rapport Desseilles pour encadrer la mise en œuvre de la loi. «Cette idée a été écartée avant mon arrivée au ministère de la Culture mais cela n’empêche pas de s’en doter à une date ultérieure», indique Sam Tanson. Dans sa volonté de faire bouger les choses, elle a opté pour le pragmatisme: «Ma priorité est le vote de la loi».


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