Le gouvernement veut gagner du temps pour parfaire son dispositif anti-blanchiment en vue d’une évaluation internationale. Prévue en 2020, puis repoussée à mars 2021, la visite du GAFI aura lieu fin 2022. La crise sanitaire n’explique pas à elle seule le nouveau report.
Reculer pour éviter l’échec et ses conséquences calamiteuses: la venue à Luxembourg des experts du Groupe d’action anti-blanchiment (GAFI) pour évaluer l’efficacité de la lutte contre l’argent sale aura deux ans de retard sur le calendrier initial. Au lieu d’une tournée de trois semaines, initialement programmée entre la fin octobre et la mi-novembre 2020, la mission d’inspection se rendra au Luxembourg en novembre 2022. Les dates précises seront fixées lors de la prochaine assemblée plénière du GAFI en février prochain. Il faudra encore sept mois aux experts pour rédiger un rapport et le faire valider.
Le gouvernement Bettel II saura seulement en juin 2023, c’est-à-dire en fin de mandat s’il échappe à son placement sur liste noire des mauvais élèves des pays de l’OCDE, organisation à laquelle le GAFI est rattaché.
La peur d’être ostracisé
Un échec aurait des répercussions économiques importantes, car en ostracisant la place financière pour des non-conformités, le Luxembourg se priverait de ses sources de financement conventionnelles et risquerait en outre de perdre la confiance des marchés. Le pouvoir redoute le traumatisme de 2010, lors du précédent cycle d’évaluation du groupe d’action financière où le pays fut placé sur liste noire. Il n’en sortit que trois ans plus tard, au prix de sacrifices considérables en termes de transparence financière.
Dans un discours testament, ce mercredi à la Chambre des députés, Pierre Gramegna, ministre des Finances DP sortant, a imploré le gouvernement «à tout faire pour ne plus jamais apparaître sur une liste noire».
Les ministères ont considéré que le Luxembourg serait mieux préparé si l’évaluation du GAFI se faisait le plus tard possible. »source proche du dossier
La figuration sur une telle liste «de la honte» aurait aussi des répercussions politiques peu avant les élections législatives qui se tiendront à l’automne 2023. Un tel scénario catastrophe anéantirait le bilan de Pierre Gramegna, qui a fait depuis 2013 de la moralisation du centre financier et de ses dépendances une des priorités de son action. Il reviendra à Yuriko Backes, en passe de lui succéder rue de la Congrégation sur le ticket du DP, d’assumer la responsabilité de l’évaluation du GAFI, quel qu’en soit le résultat. Même si officiellement, l’anti-blanchiment relève du ressort du ministère de la Justice.
Les experts internationaux vont scruter l’efficacité de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (AML), en prêtant davantage attention aux moyens mis en œuvre sur le long terme pour combattre l’opacité financière et la criminalité en col blanc qu’aux statistiques parfois trompeuses sur la répression de la délinquance financière. Le GAFI va regarder derrière les chiffres, sans artifice ni compromis sur le bilan. C’est bien ce qui inquiète les autorités, au point d’avoir saisi l’option, au début de l’automne, de reporter la venue de la mission afin de grappiller des mois supplémentaires de répit.
Dans le discours officiel, la «possible période sur place» des experts en novembre 2022 et la «discussion en plénière possible» en juin 2023 trouve son explication dans la crise sanitaire. Publié le 10 décembre, le rapport annuel 2020 de la Cellule de renseignement financier (CRF) du parquet général, en charge de la traque à l’argent sale, rapporte que les évaluations mutuelles de plusieurs pays, dont le Luxembourg, ont dû être reportées à une date ultérieure en raison de la crise du Covid-19». C’est une demi-vérité.
Le plus tard sera le mieux
«Les ministères ont considéré que le Luxembourg serait mieux préparé si l’évaluation du GAFI se faisait le plus tard possible», explique, sous couvert d’anonymat, une source proche du dossier. «Le Luxembourg n’a demandé à aucun moment le report de son évaluation», souligne pour sa part le service presse du ministère de la Justice dans un courriel à Reporter.lu. Pour autant, l’explication officielle est à nuancer. Car, il y a bien eu un choix politique des autorités luxembourgeoises de reculer de près d’un an et demi la venue des évaluateurs.
Après l’arrêt forcé du 4e cycle d’évaluation pour cause de crise sanitaire, les tournées du GAFI ont repris leur cours, mais pas en mode «normal». Le Luxembourg devait en principe passer au crible en mars 2021, mais l’évaluation devait se faire selon une procédure nouvelle, mélangeant les entretiens en présentiel et les discussions à distance.
«Après plusieurs mois de pause des évaluations mutuelles, la plénière du GAFI a décidé d’un projet pilote sur base du volontariat, afin de conduire des évaluations avec une visite sur place sous format ‘hybride’. Cela afin de permettre à un ou plusieurs membres de l’équipe d’évaluation ou du pays évalué d’assister à distance en cas d’empêchement lié à la crise de la Covid-19», explique le ministère de la Justice. «Le Luxembourg n’a pas levé cette option», poursuit la chancellerie, justifiant ce choix «pour privilégier un échange plus direct avec les évaluateurs».
La France s’est prêtée à l’exercice sous format hybride, sans doute pressée d’en finir avec le 4e cycle d’évaluation. La mission du GAFI s’est rendue à Paris au mois de juillet dernier. Le rapport devrait être finalisé et adopté en février 2022.
La décision de privilégier une visite sur la place en présentiel a été prise de concert par les ministères concernés et a été communiquée au GAFI par le ministère de la Justice. »Service presse du ministère de la Justice
Le choix politique de la prudence rend compte des doutes du gouvernement Bettel sur sa propre conformité aux exigences de l’OCDE en matière d’AML. La hantise de ne pas être prêt, alors que la date du nouveau cycle d’évaluation est connue depuis l’automne 2019 au moins, tourne à l’obsession.
Le ministère de la Justice n’a pas souhaité dire qui, du ministère de la Justice ou de celui des Finances, a pris la responsabilité du «report»: «La décision de privilégier une visite sur la place en présentiel a été prise de concert par les ministères concernés et a été communiquée au GAFI par le ministère de la Justice», fait savoir le service presse de Sam Tanson (Déi Gréng).
Nouveau comité stratégique
Hasard du calendrier ou non, le 10 novembre dernier, la ministre a pris un arrêté instituant un «Comité interministériel de pilotage de la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme», qui étend l’implication des membres du gouvernement en matière d’AML. Le ministère des Affaires étrangères et celui de la Sécurité intérieure y feront siéger chacun un représentant aux côtés des représentants de la Justice et des Finances. La mission du comité est de «proposer au gouvernement les grandes orientations et les priorités de la politique nationale de lutte» AML.
Ce comité, qui s’ajoute à un comité déjà existant de prévention du blanchiment, fera tous les ans un rapport sur les progrès réalisés dans la mise en œuvre de la stratégie anti-blanchiment. Son premier rapport annuel sera présenté au conseil de gouvernement au mois de septembre 2022, soit deux mois avant la visite des experts du GAFI, si sa date était confirmée.
Ces préparatifs de dernière minute témoignent là encore de la peur d’échouer que suscite la mission d’évaluation. Pourtant, les autorités se disaient en mesure d’affronter l’épreuve du GAFI: «Tous les préparatifs étaient prêts pour une visite sur place en mars 2021», assure le ministère de la Justice à Reporter.lu.
Le secteur financier, un des plus à risque en matière d’AML, semblait prêt lui aussi pour être confronté, même à distance au printemps dernier, aux évaluateurs. Selon les informations de Reporter.lu, les régulateurs du secteur financier et des assurances, CSSF et Commissariat aux Assurances, plaidaient d’ailleurs pour une visite le plus vite possible, quitte à ce qu’elle se fasse en partie en distanciel. Toutefois, d’autres secteurs autorégulés – principalement les avocats, les experts-comptables et les notaires – se montraient plus réticents en raison de leur moindre degré de préparation.
Les notes encourageantes de la CRF
En octobre dernier, le Barreau de Luxembourg a présenté pour la première fois de son histoire un rapport annuel retraçant les déclarations de soupçon d’opérations suspectes effectuées par les avocats. Dans le même temps, la bâtonnière rendait publique la cartographie des risques de blanchiment dans la profession en minimisant les risques d’exposition des avocats. L’exercice s’appuyait sur une auto-évaluation envoyée par questionnaire aux quelque 3.000 membres du barreau.
La CRF a d’ailleurs salué dans son bilan 2020 «la forte augmentation du nombre de déclarations reçues des avocats (124 en 2020, contre 56 en 2019), de même que les réunions constructives avec les barreaux de Luxembourg et de Diekirch».
Nous devons tout faire pour ne plus jamais apparaître sur une liste noire. »Pierre Gramegna, ministre des Finances
Les seuls chiffres de l’année dernière sont toutefois insuffisants à rendre compte de l’efficacité des dispositifs mis en place par le barreau pour identifier les flux d’argent suspects. D’autant que les avocats, de peur de passer pour des supplétifs du procureur d’Etat, manquent rarement une occasion pour mettre en cause les intrusions des autorités dans les relations avec leurs clients.
D’ailleurs la CRF n’a pas présenté cette année les chiffres sur la coopération avec les organismes d’autorégulation dont les modalités légales ont été redéfinies fin mars 2020. Le renseignement financier traitera ce volet dans son rapport annuel 2021, à paraître fin 2022, sans doute trop tard pour être pris en compte dans l’évaluation du GAFI.
La justice devrait être mieux armée pour sanctionner la délinquance financière. Si tout se passe comme le souhaite la ministre de la Justice, une cinquantaine de référendaires pourraient être recrutés l’année prochaine pour épauler le parquet et la CRF et soutenir la prévention et la répression du blanchiment de capitaux. Le gouvernement a également promis le recrutement d’une soixantaine de magistrats pour que leurs effectifs reflètent mieux l’importance de la place financière.
Compteurs à zéro
Au début de l’automne, le procureur d’Etat Georges Oswald avait dénoncé l’indigence des moyens mis à disposition de la justice pour sanctionner la criminalité financière. Son «coup de gueule» a sans doute retenti jusqu’au siège du GAFI à Paris.
Le report de plus de 18 mois de la mission du GAFI implique en tout cas une remise des compteurs à zéro. Les chiffres devront être actualisés. La CSSF a d’ailleurs lancé ce mardi sur son site Internet un appel à tous ses administrés pour produire, avant le 15 avril 2022, des données standardisées sur le risque de blanchiment selon leur activité.
La composition de la délégation du GAFI va également changer par rapport à ce qui était initialement programmé pour la Toussaint 2020. Les noms des experts qui conduiront la mission ainsi que leur nationalité – déterminante pour connaître leur degré d’indulgence envers une juridiction qui a fait récemment sa mue dans la finance onshore – devraient être connus en février prochain, lors de la prochaine assemblée plénière.
A lire aussi


