Le promoteur immobilier Flavio Becca doit comparaître cette semaine devant le tribunal correctionnel pour abus de biens sociaux et blanchiment. Le Parquet lui reproche d’avoir utilisé ses sociétés pour l’achat de montres de luxe, ce qu’il conteste. Initiée en 2010, l’enquête a trainé en longueur.
Flavio Becca va affronter cette semaine la justice pénale. Le promoteur est un habitué des prétoires et livre volontiers des combats devant la justice administrative, civile et commerciale pour faire avancer ses dossiers – et en gagner certains –, mais il n’avait encore jamais eu à répondre devant un tribunal correctionnel. Il a d’ailleurs tout fait pour échapper à son procès qui s’ouvre mardi et pour deux semaines devant la 12e chambre.
Le prévenu y a été renvoyé pour des préventions d’abus de biens sociaux et de blanchiment détention. Le volet corruption présumée de l’affaire, vers laquelle l’enquête s’était initialement orientée, a été abandonné en cours de route, faute d’éléments suffisants.
Le promoteur immobilier risque pour chacune des préventions retenues entre un an et cinq ans de prison et des peines d’amende allant de 500 à 25.000 euros pour l’abus de biens sociaux et entre 1.250 et 1,25 million d’euros pour le blanchiment d’argent. Il devra s’expliquer devant les juges au sujet des achats presque compulsifs, à titre privé, entre février 2004 et fin décembre 2011 de montres de luxe sur les comptes courants associés de 18 de ses sociétés qui n’ont pas pour objet le commerce de montres.
18 millions pour 842 montres
La législation sur l’abus de biens sociaux a été introduite le 17 juillet 2008 dans le droit luxembourgeois. Aussi, une partie importante de cette infraction a été commise avant l’entrée en vigueur de cette loi. Toutefois, le ministère public a retenu que les faits antérieurs à l’été 2008 pouvaient entrer dans le champ du blanchiment détention.
Bouclé en mai 2017 par le substitut du procureur Guy Breistroff, le dossier de renvoi que Reporter.lu a pu consulter documente l’achat de 842 montres, dont une centaine de Rolex, autant de Chopard, une trentaine de Patek Philippe et une vingtaine d’exemplaires de la marque Franck Muller.
Une justification valable de ‘cadeaux’ exige la révélation de l’identité des bénéficiaires. Interrogé à ce sujet, les responsables des sociétés ont refusé de divulguer et le motif des cadeaux et leurs bénéficiaires. »Administration des contributions directes
Les policiers ont épluché minutieusement les comptes en banque des 18 sociétés à la BGL BNP Paribas, à la BCEE, à la Dexia et à CBP, dans laquelle Becca avait investi avant de céder ses parts. Les enquêteurs ont lancé des commissions rogatoires en France, en Belgique, en Allemagne et en Italie où le promoteur faisait ses emplettes. Le décompte total porte sur un montant de 17,896 millions d’euros. L’essentiel des achats a été fait sur les comptes courants associés de T-Comalux (2,48 millions d’euros), Promobe Finance (6,97 millions) et Promobe (2,88 millions).
L’affaire a démarré à la suite d’une dénonciation au Parquet opérée le 28 septembre 2010 par l’Administration des contributions directes. Le fisc fit une seconde dénonciation en février 2011. Le bureau de révision d’Esch-sur-Alzette avait réalisé un contrôle fiscal de trois sociétés de Becca: Eurofood, Eurofresh et Euro Point à Bettembourg pour les exercices 2004 à 2007.
Les postes «frais cadeaux» substantiels ont soulevé le doute chez les agents du fisc. En témoigne leur dénonciation: «Ces frais, écrivent-ils, revêtent le caractère de dépenses d’exploitation dans la mesure où ils sont engagés soit pour aguicher des partenaires potentiels, soit pour servir exclusivement à l’intérêt de l’entreprise, néanmoins sans être excessifs. Une justification valable de ‘cadeaux’ exige par conséquent la révélation de l’identité des bénéficiaires. Interrogé à ce sujet, les responsables des sociétés ont refusé de divulguer et le motif des cadeaux et leurs bénéficiaires».
Inculpation tardive
Le fisc a alors remonté la piste vers d’autres entités du promoteur. Les sociétés Grossfeld, Grossfeld2 et T-Comalux sont dans son viseur. L’administration a aussi effectué un contrôle de la bijouterie Molitor où Becca avait l’habitude de s’approvisionner pour des montants importants.
Trois mois s’écoulent entre la première dénonciation et l’ouverture d’une instruction, le 20 décembre 2010. La procédure judiciaire va durer presque sept ans, avec une période de creux pendant plus d’un an entre février 2014 et mars 2015, date à laquelle Becca fut entendu par la Police judiciaire. Son inculpation par le juge d’instruction interviendra seulement en mai 2016. Le dossier d’instruction sera bouclé deux mois plus tard. Il faudra encore attendre l’été 2019 pour que la Cour de cassation tranche définitivement le renvoi devant un tribunal correctionnel.
Les infractions ont été dissimulées moyennant des écritures comptables qui ne reflétaient pas la réalité. »Guy Breistroff, substitut du Procureur
L’enquête sur les montres a été étendue à d’autres faits susceptibles de constituer des infractions. A l’instar du fisc qui rattrape Becca en 2017, l’instruction s’est notamment intéressée à des frais de chasse en Allemagne, présentés dans la comptabilité comme des dépenses liées à l’entretien de terrains constructibles. Toutefois, ces charges seront aussi abandonnées en cours de chemin.
Les faits à l’origine de l’affaire ne brillent pas par leur complexité et justifient mal la durée de la procédure. Les enquêteurs, qui seront d’ailleurs les rares témoins du procès, ont mis du temps à exploiter la documentation comptable des 18 sociétés impliquées ainsi que les pièces transmises sur commission rogatoire par les autorités judiciaires allemande, belge, française et italienne.
Dépassement des délais raisonnables
Cette longueur de la procédure pourrait d’ailleurs valoir au prévenu Becca l’indulgence de la 12e chambre, au nom du dépassement des délais raisonnables, qui sont garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
En première instance, la Chambre du conseil, chargée du renvoi des prévenus devant les juges, avait estimé que les délais raisonnables avaient été dépassés. En deuxième instance, les juges se sont ravisés et ont retenu les infractions que le procureur soutenait.

«Les infractions d’abus de biens sociaux et de blanchiment ont été commises dans le cadre d’une pluralité de sociétés dont Flavio Becca est à la fois le dirigeant de droit et l’un des bénéficiaires économiques ultime. Les infractions ont été dissimulées moyennant des écritures comptables qui ne reflétaient pas la réalité», a estimé le Parquet dans son réquisitoire de renvoi.
Pour autant, l’enquête n’a jamais pu démontrer des indices de corruption: «Les écritures comptables ont contribué à entretenir le soupçon exprimé notamment par une partie de la presse que les montres acquises ont pu être utilisées afin de soudoyer des décideurs», écrit Guy Breistroff, précisant que «l’enquête a permis d’établir sans l’ombre d’un doute que ces soupçons étaient dénués de tout fondement».
La perquisition au domicile de Flavio Becca, où les montres ont été retrouvées dans leur emballage d’origine, aurait d’ailleurs conforté la thèse selon laquelle l’achat des montres alimentait avant tout sa passion boulimique de collectionneur.
Le «Zidane du terrain» en défense
Le promoteur a contesté son renvoi devant les juges correctionnels jusque devant la Cour de cassation qui le déboute définitivement en juin 2019. Il a notamment évoqué l’absence de préjudice dans le chef de ses sociétés. Flavio Becca a en effet remboursé ses dépenses d’ordre privé, y compris les intérêts. Trois rapports d’expertise comptable (réalisés par Paul Laplume) démontreraient l’absence de dol et la bonne foi du prévenu. Le prévenu dément s’être servi dans la caisse et estime avoir agi conformément à la loi fiscale.
C’est oublier que Becca a un associé dans certaines sociétés qui sont au coeur de l’enquête. Le promoteur Eric Lux, son partenaire dans le fonds Olos, cité dans l’enquête pénale, est d’ailleurs partie civile dans l’affaire des montres.
Dans sa défense devant la juridiction de renvoi, Flavio Becca a soutenu avoir réalisé les achats massifs de montres à partir de ses comptes courants d’associés dans le but de faire des économies de prix et même d’en faire profiter l’Etat luxembourgeois de recettes en matière de TVA. Pour le procès qui s’ouvre mardi Becca s’est offert les services d’Hervé Temime, une des grandes pointures du barreau de Paris pour le défendre, aux côtés de l’avocat autochtone Arsène Kronshagen.
Avocat des stars et des puissants
Hervé Temime, l’avocat parisien qui va occuper pour Flavio Becca a un tableau de chasse impressionnant à son actif. Il est présenté comme un des pénalistes les plus talentueux du Barreau de Paris, connu pour défendre des patrons du CAC40 et les stars du show business. Il a récemment assuré la défense de son confrère – et ami – Thierry Herzog dans l’affaire Bismuth qui a valu à l’ex-président Nicolas Sarkozy (et son avocat Herzog) un renvoi devant les juges. Hervé Temime a également défendu en 2012 le journaliste et auteur Denis Robert contre la firme Clearstream accusée de blanchiment.
L’avocat a aussi eu comme client le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev dans le litige avec Yves Bouvier, fondateur et propriétaire de ports francs, notamment le Freeport de Luxembourg. Dans son livre «Secret défense» (2020 Gallimard), Temime se dit être un «Zidane du terrain»: «Je crois à la vérité du terrain, je crois à ce que l’on voit et non à ce que l’on ne voit pas».
En première instance, la Chambre du conseil avait constaté que les virements effectués à partir des comptes courants associés pour l’achat des montres étaient susceptibles de constituer une «infraction collective qui s’inscrit dans la réalisation d’un seul et même projet délictueux, commis dans une intention unique, à savoir s’enrichir personnellement». L’absence de dol, le dépassement du délai raisonnable de l’enquête ainsi que la prescription des infractions devraient d’ailleurs être le fil rouge de la défense du promoteur immobilier.
Dans un communiqué de presse de juin 2019 à la suite d’un article publié par RTL Radio qu’il menaçait de poursuites, Flavio Becca faisait valoir que les faits lui étant reprochés «représentaient des investissements réalisés dans l’intérêt du groupe» et qu’il en contestait formellement les qualifications d’abus de biens sociaux et de blanchiment.
Flavio Becca était initialement défendu par l’avocat pénaliste André Lutgen, lequel a déposé son mandat en 2019.
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