Les investissements d’Enovos dans l’énergie photovoltaïque en Italie avec un partenaire russe ont mal tourné. Au cœur d’une fraude aux subventions et d’une escroquerie, la filiale du fournisseur d’énergie Aveleos vient d’échapper à la faillite. Pour autant, son avenir reste brouillé.
L’affaire avait fait grand bruit dans le monde de l’énergie verte. Aveleos S.A., société conjointe d’Enovos, qui détient 59,02% du capital, et d’Avelar, une entreprise énergétique suisse appartenant au groupe russe Renova, a survécu à la dernière estocade. Cernée par la justice italienne dans une affaire d’escroquerie aux subventions, la société luxembourgeoise a été au cœur d’une procédure en faillite initiée le 4 janvier 2021 devant le tribunal de commerce par le groupe norvégien EAM.
Cette société a fait valoir devant la juridiction commerciale des créances en souffrance pour des dizaines de millions d’euros. EAM avait racheté en 2013 les participations d’Aveleos dans une série d’entités italiennes exploitant des champs d’énergie photovoltaïque pour un montant de 30 millions d’euros.
Actifs toxiques et fraude à la TVA
La société cherche désormais à récupérer sa mise et obtenir réparation dans des procédures judiciaires en Italie et au Luxembourg. Car, les actifs acquis se sont avérés toxiques. Quelques jours après le bouclage officiel de la vente en 2014, deux dirigeants d’Aveleos, le Russe Igor Akhmerov et l’Italien Marco Giorgi, sont arrêtés sur requête du procureur de Milan dans le cadre d’une vaste fraude aux subventions publiques. Les deux hommes sont soupçonnés d’avoir falsifié l’origine chinoise de panneaux solaires et de les avoir réétiquetés pour les faire passer pour des installations de fabrication européenne, éligibles aux aides de l’Etat italien et aux tarifs incitatifs.
Les modules frauduleux n’étaient pas fabriqués en Pologne, comme les documents officiels le renseignaient. Ils venaient de Chine et arrivaient soit directement dans la Péninsule, soit via les ports d’Anvers ou de Rotterdam «pour économiser la TVA». Outre la fraude aux subventions publiques, l’escroquerie et l’association de malfaiteurs, la fraude à la TVA a aussi été une infraction retenue par la procédure italienne.
EAM et son dirigeant Viktor Jakobsen n’avaient pas été informés, lors des négociations de rachat entre 2013 et 2014, sur l’étendue de la procédure pénale italienne en cours ni sur la toxicité des actifs qui allaient changer de main. Aujourd’hui, une grande partie des sociétés de l’ancien portefeuille d’Aveleos est en liquidation judiciaire ou en faillite, après que les subventions publiques à l’énergie renouvelable aient été supprimées. L’Etat italien a également réclamé les subventions indues.
Dirigeant luxembourgeois disculpé
En avril 2019, aux termes d’un retentissant procès pénal devant le tribunal de Milan, Akhmerov et Giorgi ont été condamnés à respectivement 4 ans et demi et trois ans et demi de prison. Trois autres dirigeants se sont également vu infliger des peines d’emprisonnement.
L’enquête judiciaire avait initialement visé Daniel Christnach, qui a dirigé le département des énergies renouvelables d’Enovos entre 2010 et fin 2016 et qui a présidé Enovos Solar Investment-II (ESI2), filiale directe d’Enovos. Le Luxembourgeois et par la même occasion ESI-2 ont été disculpés par la suite. La procédure rappelle qu’Enovos avait acheté en février 2010 à Avelar une dizaine d’installations photovolaïques en cours de construction dans les Pouilles.
L’audition de Daniel Christnach par les enquêteurs en novembre 2017, ses aveux ainsi que les saisies de documents dans le cadre de la coopération judiciaire internationale au Luxembourg ont permis de disculper ESI2 et sa maison-mère luxembourgeoise dans la falsification des panneaux solaires.
Pour sauver le groupe, il fallait tirer le meilleur parti des tarifs incitatifs et à cet effet, recourir sans hésitation à de fausses déclarations, à la falsification de documents et à la dissimulation de l’origine chinoise des panneaux. »Jugement du 18 avril 2019, Milan
Dans une prise de position au Luxemburger Wort, après le jugement du printemps 2019, Enovos se félicitait d’avoir été mise «hors de cause par le tribunal de Milan». Pour autant, le jugement de 300 pages que Reporter.lu a pu consulter ne laisse pas de doute sur le fait que les administrateurs d’Aveleos, qui représentaient Enovos, connaissaient l’envergure de la fraude et l’avancée de la procédure pénale italienne au moment de la vente des actifs toxiques à EAM.
Ce qui a d’ailleurs valu à Aveleos une condamnation dans le cadre de la procédure pénale italienne à indemniser la société norvégienne à hauteur de 5 millions d’euros, à titre provisoire. Le jugement était exécutoire. Toutefois et en dépit des injonctions du Norvégien à payer cette somme, elle n’a pas été déboursée en raison de l’appel interjeté par Aveleos.
L’ombre d’Etienne Schneider
Le fournisseur d’énergie luxembourgeois, aux capitaux majoritairement détenus par l’Etat, avait confié les manettes de sa filiale italienne au Russe Akhmerov, se contentant d’être «un partenaire financier» des opérations d’Aveleos en Italie. La joint-venture avec les Russes de Renova, via sa filiale suisse Avelar, avait été créée en mai 2010, à une époque où l’ancien ministre LSAP Etienne Schneider, alors conseiller du ministre de l’Economie Jeannot Krecké (LSAP), présidait le conseil d’administration d’Enovos International.
Le Memorandum of understanding qui a été produit devant la justice milanaise, indique qu’Enovos avait droit à trois des cinq sièges au conseil d’administration (dont la présidence) et que la direction opérationnelle revenait à Avelar et à son dirigeant Akhmerov et au sous directeur Giorgi. Les deux hommes étaient incontrôlables et incontrôlés.

Renova est la propriété de Viktor Vekselberg, réputé proche du Kremlin et de Poutine. Il a également pris en juin 2010 la présidence de la Fondation Skolkovo, qui a créé près de Moscou un centre d’innovation dans les nouvelles technologies, notamment biomédicales et spatiales. Une sorte de Silicon Valley de la Russie. En février 2018, lors d’une mission à Moscou, Etienne Schneider, encore Vice-Premier ministre, avait soutenu un accord de coopération entre l’agence Luxinnovation et la Fondation Skolkovo «pour renforcer la coopération dans le domaine de l’innovation et des nouvelles technologies».
Difficultés financières
L’enquête italienne a démarré en octobre 2010 à l’occasion d’un contrôle fiscal mené un an plus tôt par la Garde des Finances auprès de Kerself spa, société cotée en bourse et rachetée en 2008 par Avelar. La plainte pour activités illégales déposée par l’ancien actionnaire de Kerself a mis les policiers sur la piste d’autres infractions qui les ont menés aux installations détenues par Aveleos et à «l’association criminelle» orchestrée par Igor Akhmerov.
Le jugement explique que les difficultés financières des sociétés incriminées ont poussé le dirigeant russe à tricher avec la règlementation et à tromper les autorités italiennes. «Pour sauver le groupe, il fallait tirer le meilleur parti des tarifs incitatifs et à cet effet, recourir sans hésitation à de fausses déclarations, à la falsification de documents et à la dissimulation de l’origine chinoise des panneaux», notent les juges. Ces derniers ne laissent rien entrevoir sur une éventuelle duplicité de Moscou.
Le groupe énergétique Renova de Viktor Vekselberg était en mauvaise posture en 2008 suite à la crise financière et avait coupé les crédits à sa filiale suisse Avelar, très endettée après des investissements hasardeux d’Akhmerov. Le partenariat avec Enovos, présenté comme une entreprise étatique, tombait donc à pic pour financer le développement en Italie dans l’énergie verte.
Informations trompeuses
La justice italienne a établi en avril 2019 qu’EAM n’avait pas été informé des agissements d’Aveleos au moment des discussions de vente de ses actifs, ni de la nature de ses ennuis judiciaires: «La dépendance d’EAM concernant l’absence de risques criminels réels liés à l’achat de champs photovoltaïques est le résultat d’un travail judicieux de mystification de la vérité». «Il n’a jamais été déclaré d’une manière expresse, voire implicite qu’à partir de novembre 2012, un problème de ré-étiquetage des panneaux avait été soulevé, ayant toujours, au moment où la demande en a été faite, fait référence à des problématiques au niveau des spécifications techniques des installations, expression à l’évidence trompeuse», soulignent les juges milanais.
Ces fautes pénales ont conduit les magistrats à condamner Aveleos à réparer les conséquences civiles liées à la fraude. Ils ont ainsi fixé provisoirement à 5 millions d’euros les dommages subis par la société norvégienne et renvoyé les parties devant un juge civil pour évaluer l’entièreté du préjudice. Son dirigeant et fondateur Viktor Jakobsen l’estime entre 100 et 200 millions d’euros.
Les comptes annuels 2019 d’Aveleos font état de dettes à moins d’un an de 35 millions d’euros. La cessation de paiement est évidente. »Alain Grosjean, avocat d’EAM
En dépit des rappels et envois d’huissier au siège social d’Aveleos, auprès d’une firme de domiciliation dans le quartier de la gare de Luxembourg, les 5 millions d’euros n’ont pas encore pu être récupérés. Pas plus que d’autres créances de plusieurs millions d’euros revendiquées par la victime des malversations. Un procès-verbal de carence a été dressé en septembre 2020, prélude à la demande de mise en faillite d’Aveleos qui a été plaidée début janvier devant la juridiction commerciale à Luxembourg.
L’audience très électrique du 4 janvier 2020 a fait l’objet d’un déballage de linge sale entre les deux parties. Me Alain Grosjean, avocat d’EAM, a fait valoir que les conditions de la faillite étaient toutes réunies: créance certaine et exigible, cessation de paiement et ébranlement du crédit. «Les comptes annuels 2019 d’Aveleos font état de dettes à moins d’un an de 35 millions d’euros. La cessation de paiement est évidente», a t-il plaidé. Il a mis en doute la valeur comptable de certains actifs au coeur du litige et qui ont pour certains encore échappé à la liquidation judiciaire en Italie.
Selon l’avocat, de nouvelles perquisitions en Italie menaceraient la survie des sociétés encore valides dans le portefeuille d’Aveleos: «De nouvelles plaintes ont été initiées et des perquisitions sont intervenues récemment auprès de 17 des 31 sociétés encore détenues», a expliqué Me Grosjean.
Refus de certification d’EY
Le cabinet EY, auditeur d’Aveleos, a refusé d’exprimer une opinion sur les états financiers au 31 décembre 2019. Il s’agit de la troisième année consécutive de refus de certification des comptes. Il n’y a eu jusqu’à présent aucune conséquence tirée de cette non certification des comptes, ni de la part des actionnaires ni du côté de la justice luxembourgeoise, qui devrait s’en inquiéter.
Enovos, entreprise à capitaux publics, continue à soutenir des deux mains sa filiale en difficulté et lui a accordé des délais de paiement sur les crédits accordés. «Enovos a confiance au fait qu’Aveleos pourra le rembourser. La situation de la société est parfaitement saine du point de vue des bénéfices et des fonds propres», a assuré son avocat Me Nicolas Thieltgen. Il a fait état d’une rentrée prochaine de fonds de 30 millions d’euros tirée de la vente du reste du parc solaire italien à un acheteur dont il a refusé de communiquer l’identité, de peur que ses contradicteurs ne compromettent la transaction.
Une déclaration de mise en faillite constitue une mesure définitive dont les éléments constitutifs doivent être appréciés avec rigueur. »2e chambre du tribunal de commerce, 11 janvier
«S’il y a une offre de vente pour 30 millions d’euros, autant qu’elle soit faite par un liquidateur», lui a répliqué Me Grosjean à l’audience. «Nous espérons que cet acheteur très mystérieux sera informé, pas comme nous!», a t-il ironisé.
Me Thieltgen a reproché à EAM de vouloir instrumentaliser la procédure de faillite «pour causer du trouble et faire sauter Aveleos». «C’est une tentative de manipulation d’une procédure et ce n’est pas ça le droit, ce n’est pas ça la justice», a t-il fait valoir à l’audience. «L’absence d’opinion qualifiée du réviseur ne signifie pas que les comptes sont faux ou erronés», a ajouté l’avocat d’Aveleos.
Une victime jusqu’auboutiste
La 2e chambre du tribunal de commerce présidée par la juge Françoise Wagener, a rejeté le 11 janvier l’assignation en faillite introduite par EAM, estimant qu’en raison notamment de l’appel du jugement correctionnel de Milan le 18 avril 2019, par Aveleos, le groupe norvégien était en défaut d’établir le caractère certain, liquide et exigible de ses créances, condition sine qua non pour obtenir une défaillance d’entreprise. «Une déclaration de mise en faillite constitue une mesure définitive dont les éléments constitutifs doivent être appréciés avec rigueur», ont souligné les juges.
En Italie, la Cour d’Appel devrait rendre sa décision dans quelques jours, ce qui pourrait rendre la dette d’Aveleos envers EAM définitivement exigible. «Mon client est déterminé à aller jusqu’au bout et à mettre les gens face à leurs responsabilités» avait déclaré Me Grosjean à l’audience du 4 janvier. «Nous espérons lancer des procédures contre les actionnaires», a encore souligné l’avocat.