Le rapport annuel de la CSSF fournit des indicateurs inédits sur les ratios d’endettement pour l’achat de logements. Cette radiographie devrait relancer le débat sur les limitations des crédits immobiliers. Le contexte de crise va obliger le ministre des Finances à prendre position.
La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) n’a pas choisi par hasard de consacrer dans son rapport 2019 un chapitre à part entière à la «surveillance macroprudentielle du secteur financier» sur les risques systémiques du secteur de l’immobilier résidentiel. En langage clair, le gendarme de la place financière se saisit de l’un des sujets politiques les plus sensibles et les plus clivants de la rentrée 2020, celui de l’accès à la propriété et aux crédits immobiliers. Par la même occasion, il envoie un signal fort au ministre des Finances Pierre Gramegna (DP), invité à prendre ses responsabilités politiques pour freiner la machine du crédit immobilier, alors que les prix de la pierre rendent de plus en plus illusoire le rêve de propriété pour beaucoup de ménages.
Ce ne sont que deux pages d’un rapport d’activité qui en compte 136, mais des pages qui ont une forte résonance et qui tombent à pic, à une semaine de la réunion du Comité du risque systémique (CRS).
Le 14 septembre, le CRS fera en effet sa rentrée à huis clos sous la présidence de Pierre Gramegna. Les dates des réunions et l’ordre du jour de ce comité sont des secrets en principe bien gardés. Nul ne doute cependant qu’au menu de lundi prochain, les discussions tourneront autour de l’accès aux crédits immobiliers. Garant de la stabilité du système financier, le CRS réunit les plus hauts représentants du ministère des Finances, de la Banque centrale de Luxembourg (BCL), de la CSSF et du Commissariat aux Assurances.
Chiffon rouge
Le niveau rédhibitoire des prix immobiliers était déjà un vrai sujet de préoccupation depuis des mois. La crise sanitaire est venue rajouter des problèmes aux problèmes. Les risques qui pèsent sur l’emploi de milliers de ménages résidents dans le sillage du Covid-19 suscitent les plus vives inquiétudes.
Il faut s’attendre à ce que le CRS émette des recommandations qui pourraient resserrer les conditions d’emprunt auprès des banques de la place. Des pistes seraient déjà sur la table. On reparle d’imposer des «hard limits» aux crédits immobiliers résidentiels, à l’instar de ce que la France a mis en place depuis le début 2020. Il faut donc s’attendre à ce qu’un durcissement des conditions d’emprunt soit décrété.
Le Haut Conseil de stabilité financière, équivalent français du CRS, avait émis des recommandations fin 2019 qui ont débouché par la suite sur l’interdiction dans l’Héxagone des prêts sur plus de 25 ans et un plafonnement maximum du prêt à 90% de la valeur du bien.
Les banques luxembourgeoises s’attendent depuis le début de l’année à un coup de frein comparable. Dans un entretien à la Radio 100,7 en février dernier, Françoise Thoma, la directrice de la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat, numéro 1 du crédit hypothécaire au Grand-Duché, affirmait déjà comme «réelle» la possibilité qu’un plafonnement de certains ratios d’endettement intervienne. La crise du Covid, qui a mis des milliers de salariés au chômage partiel, avec des revenus rognés de 20%, rend la probabilité d’une intervention des autorités plus imminente. Une loi entrée en vigueur fin 2019 autorise désormais la CSSF à serrer la vis.
En moyenne les ménages ont emprunté trois-quarts du prix total d’acquisition de leur nouvelle propriété.“Rapport annuel de la CSSF
A quelques jours de cette réunion, le régulateur agite le chiffon rouge. L’institution a publié vendredi dans son rapport annuel des chiffres inédits. Les données couvrent uniquement l’activité de 2019 et ne tiennent pas compte du choc de la pandémie.
Echéances supérieures à 25 ans
Le volume des nouveaux crédits octroyés par les banques luxembourgeoises a atteint les 3,1 milliards d’euros au second semestre 2019, dont 52% portent sur des taux variables. Le taux d’emprunt, c’est-à-dire le ratio entre le prêt consenti par l’établissement bancaire et la valeur du bien s’élevait alors à 75%. «Ce qui signifie, décrypte la CSSF, qu’en moyenne les ménages ont emprunté trois-quarts du prix total d’acquisition de leur nouvelle propriété».
Jusqu’ici ce taux se situe dans les «corridors» permis par la loi du 4 décembre 2019 qui a règlementé, bien que très paresseusement, les conditions d’emprunt. Le régulateur rappelle que «les différentes limites permises dans la loi se situent entre 75 et 100% pour le ratio prêt-valeur, entre 400% et 1.200% pour le ratio prêt-revenu et le ratio dette-revenu, entre 35% et 75% pour le ratio des charges emprunt-revenu et entre 20 et 35 ans pour l’échéance».

D’autres chiffres fournis par la CSSF se révèlent plus inquiétantes, bien qu’il faille en relativiser la portée: pour un tiers de ces nouveaux crédits, le ratio prêt-valeur dépassait les 90% et pour un cinquième de ces emprunts contractés au second semestre 2019, le taux d’effort, c’est-à-dire le ratio entre les charges d’emprunt et le revenu, était supérieur à 50%. En moyenne, l’échéance des crédits était de 21 ans. Pour 43% des nouveaux crédits, cette échéance allait au-delà des 25 ans.
A l’instar des initiatives prises dans le secteur de l’immobilier résidentiel, l’objectif serait la mise en place d’un reporting qui permettrait d’évaluer les expositions du secteur financier à l’immobilier commercial.“CSSF
Ces maigres données sont issues du reporting que le régulateur du secteur financier initie depuis 2018 pour avoir une radiographie précise de la situation financière des emprunteurs. L’exercice avait été imposé à la suite des recommandations qui furent données en 2016 puis en 2018 par le Comité européen du risque systémique (CERS). Relayés ensuite par les experts du Fonds monétaire international (FMI), les «warnings» avaient poussé le gouvernement à légiférer pour s’outiller contre les effets d’un choc économique et financier. La CSSF fut ainsi dotée d’outils macroprudentiels «pour gérer les vulnérabilités en matière de stabilité financière dans le secteur de l’immobilier».
Dans le ventre des FIS
Le régulateur revendique par ailleurs que son champ d’intervention soit étendu à l’immobilier spéculatif et commercial au Luxembourg, secteurs pour lesquels le CERS a également émis des recommandations. «A l’instar des initiatives prises dans le secteur de l’immobilier résidentiel, l’objectif serait la mise en place d’un reporting qui permettrait d’évaluer les expositions du secteur financier à l’immobilier commercial», note la CSSF. Cette exploration devrait sans doute donner une vision précise de ce que les très décriés Fonds d’investissements spécialisés (FIS), ont dans le ventre.
Jusqu’à présent, peu de données avaient été rendues publiques par la CSSF qui dispose pourtant d’une bonne vue du marché des crédits immobiliers résidentiels, après quatre semestres consécutifs de monitoring. La radiographie de l’endettement des ménages a quelque chose de tabou. La CSSF a d’ailleurs renoncé à publier, après une première tentative en juillet 2019, une newsletter renseignant notamment les taux d’emprunts des ménages. C’est surtout la BCL qui a la main sur les statistiques. Mais ses publications expertes sont souvent illisibles.
L’urgence de la crise du logement commanderait à la CSSF de livrer des informations fiables, régulières et actualisées sur les emprunteurs pour identifier leurs éventuelles vulnérabilités. Cette exploration ne va pas faire que des heureux, mais elle aurait le mérite de mettre l’éclairage sur certaines pratiques critiquables des établissements de crédit. Certaines banques, pour gagner des parts de marché, n’hésitent pas à prêter jusqu’à 110% de la valeur d’un bien ou d’étendre l’échéance d’un prêt au-delà de 30 années.
Contrer les dysfonctionnements
La liberté d’action du régulateur est toutefois limitée, puisqu’il ne peut imposer des limites que sur des recommandations adoptées par le CRS avec la bénédiction du gouverneur de la BCL et encore sous la double réserve que «l’activation des mesures permette de contrer des dysfonctionnements du système financier national et/ou permette de diminuer l’accumulation de risques pour la stabilité financière nationale provenant d’évolutions dans le secteur immobilier au Luxembourg et qu’il n’existe aucune autre mesure permettant de prendre en compte de manière adéquate ces risques».
Or, le CRS c’est Gramegna. On attend donc que le ministre affiche des positions courageuses et prenne au sérieux, en ces temps de Covid, le risque d’asphyxie des ménages (en cas de chômage partiel et de perte de revenus). Tout comme les conséquences en cascade que les difficultés à rembourser un prêt pourraient avoir sur l’ensemble du système financier: défaut de remboursement, vente forcée, chute des prix et effondrement du système financier.
Ce scénario du pire avait été balayé en 2018, lors des débats parlementaires, d’un revers de main par les opérateurs du secteur financier. Ces derniers assuraient alors que la solidité et la bonne capitalisation des banques minimisaient le risque de faillite du système. C’était avant la crise sanitaire qui a changé la donne.
Le rappel que vient de lancer la CSSF est donc un coup de boutoir à la classe politique en général et au ministre des Finances en particulier pour prendre la mesure de l’urgence.
Courage politique et doigté
L’introduction de «hard limits» dans les crédits immobiliers résidentiels en fonction des revenus n’est sans doute pas la panacée pour résoudre la crise du logement, l’indécence de ses prix et la rareté de l’offre. Politiquement parlant, l’exercice requiert du doigté et une bonne dose de courage.
Fin 2019, les discussions à la Chambre des députés dans le sillage du projet de loi ayant donné à la CSSF l’outillage nécessaire pour contrôler l’octroi de crédits immobiliers (mais sans fixer ces limites) avaient révélé le caractère explosif du problème de l’endettement des ménages pour accéder à la propriété.
Le libéral Pierre Gramegna sait bien que la question peut faire le jeu des populistes. Le député ADR Gast Gybérien ne s’était d’ailleurs pas privé à l’époque d’accuser le gouvernement bleu, rouge et vert d’empêcher les ménages les plus modestes de devenir propriétaires de leur logement.