Parmi les quatre dirigeants d’institutions culturelles luxembourgeoises qui sont en train de passer le relai à une nouvelle génération, Charles Muller est le seul homme. Le seul artiste aussi. L’ancien directeur du Théâtre d’Esch est un homme blessé, figure tragique de l’artiste qui ne parvient pas à se faire entendre à l’heure où le pays réfléchit à un futur Plan de développement culturel.
Aujourd’hui Charles Muller est loin du Luxembourg. Il a quitté le pays pour deux mois de repos. Le théâtre d’Esch est désormais entre les mains de Carole Lorang qui a présenté la prochaine saison lors d’une conférence de presse au mois de juin. A cette occasion, le directeur sortant avait tenu un dernier discours en forme de bilan. Trois pages sans autre commentaire. Avant de s’envoler vers les Etats-Unis rejoindre son fils, il a accepté pour REPORTER de porter un regard sur les valeurs qui ont façonné son parcours et les enjeux qui lui semblent déterminants pour l’avenir de la scène culturelle.
Ce jour-là, l’homme en noir vient à notre rencontre vêtu d’un jean bleu et d’une chemise grise à manches courtes. Il faudra encore un peu de temps pour qu’il se déride, mais on sent dans sa démarche pressée un avant-goût d’échappée belle. Presque de la légèreté chez cette personnalité qui, durant 14 ans, a porté à bout de bras un théâtre qui lui a offert le meilleur – «la joie de la mise en scène» – et le pire. A tel point que si c’était à refaire, il n’est pas sûr qu’il reprendrait cette charge. «J’ai des doutes aujourd’hui. Fallait-il que je m’investisse de cette façon-là avec des blessures qui ne cicatrisent pas vite? C’est vraiment la question».
Les mains liées
Quelles sont ces blessures? Il ne livrera pas les «détails croustillants» qu’attendent certains. Mais nul n’ignore le dialogue de sourds entre cet homme de théâtre et certaines personnes de la commission culturelle de l’ancienne équipe communale d’Esch-sur-Alzette. «Je croyais toujours bien faire en accomplissant ce que je considérais comme mon devoir. Mais cette idée là c’était déjà trop. Je ne parle pas du public… », lâche-t-il. Et il enfonce le clou: «Si vous avez affaire à des gens qui ne sont pas compétents, qui ne comprennent pas le métier, si vous êtes confrontés à un règlement communal qui fut établi sans connaissance de cause, on entre dans des conflits».
Aussi plaide-t-il pour que le Théâtre d’Esch devienne un établissement public doté d’un «vrai conseil d’administration» ainsi que d’une autonomie artistique et administrative qui lui permette de réagir aux besoins. Une problématique abordée dans le «Kulturentwicklungsplan» (KEP) et qui touche aussi le Grand Théâtre de Luxembourg, administration communale confrontée à de sérieux problèmes de gestion de personnel.
La contrepartie à cette autonomie serait une limitation des mandats de direction de théâtre. «Dans le système allemand, un directeur de théâtre est élu pour cinq ans, renouvelable une fois et exceptionnellement une nouvelle fois. Donc c’est au maximum pour 15 ans. Pendant le premier mandat, l’équipe artistique autour du directeur a main libre pour faire son programme. On fait le bilan après cinq ans pour envisager un renouvellement. C’est un bon modèle», estime-t-il.
Cette évolution serait d’autant plus souhaitable à ses yeux que, depuis la rénovation du Théâtre en 2011, Esch dispose d’un espace artistique de premier plan pour se positionner sur la carte européenne. Charles Muller s’y est essayé notamment à travers son partenariat avec le célèbre Théâtre National Radu Stanca de Sibiu en Roumanie – l’un des seuls héritages de Luxembourg capitale européenne de la culture en 2007. «Les Métamorphoses» d’Ovide dans une mise en scène spectaculaire de Silviu Purcarete, que l’on a pu revoir en 2017 devant la Maison du Savoir à Esch-Belval, sont nées de cet acte de foi radical – et bien souvent incompris – dans la possibilité de créer des ponts entre les cultures et les époques.
Pour satisfaire le public il faut qu’il s’amuse bien, qu’il ne se pose pas trop de questions sur la vie. On est dans une ‘fun société’.“
Charles Muller affirme dire «tout cela sans amertume» mais a manifestement eu le temps d’analyser la question: «Le plus difficile à digérer et à traiter, c’est l’ignorance. Cela vient d’un manque de culture, d’éducation aussi».
Il n’y a pas d’élitisme chez l’homme de théâtre. Une blessure peut se lire sur son visage lorsqu’il évoque cette rencontre avec un Eschois rue de l’Alzette: «Il m’a arrêté pour me demander si je n’étais pas devenu fou de programmer la tragédie ‘Médée’ de Euripide. Comme si on n’avait pas assez de problèmes dans la vie. Et ce ‘Beckett noir’ mis sur scène… Or Beckett n’est pas noir, il est plein d’espoir!»
Sur ce terrain, Charles Muller est intarissable. «Aujourd’hui on recherche l’événementiel et donc le dénominateur commun le plus bas puisqu’il y a des choses à vendre. Pour satisfaire le public il faut qu’il s’amuse bien, qu’il ne se pose pas trop de questions sur la vie. On est dans une ‘fun société’, et là on ne va pas chercher les problèmes».

Même ses étudiants d’un cursus de germanistes à l’Université du Luxembourg ne trouvent pas grâce à ses yeux: «On a discuté un semestre sur la différence entre la télévision, le théâtre et le cinéma. Personne ne m’a dit qu’il était sensible au fait d’être en présence d’un art vivant au théâtre, d’une création sur scène et non en conserve. En quintessence ils disent: le film c’est le divertissement, le théâtre c’est l’éducation. L’éducation c’est l’université; l’université c’est barbant».
La scène comme soupape
A chaque époque ses travers. Charles Muller n’est pas davantage conciliant pour sa génération qui, après la déflagration de mai 1968, croyait au théâtre politique. Il découvre cette scène théâtrale lorsqu’il part étudier à Cambridge et à la Staatliche Hochschule für Musik und darstellende Kunst de Stuttgart. «On se faisait un plaisir de vider les salles, de choquer la bourgeoisie ou ce qu’on croyait être la bourgeoisie. Je n’en suis pas fier aujourd’hui, pas fier du tout. Pourquoi faire du mal à un public? Pourquoi le choquer?»
Le pourquoi, c’était l’air du temps : «A l’époque, il y avait trop de pression à l’intérieur de nous-même. Il y avait des panneaux d’interdiction de passage partout. Tout était défendu. Bon, j’exagère un peu… Le théâtre était une soupape».
Un sourire s’esquisse lorsqu’il évoque son arrivée à Cambridge, dans les années 1972-1973. «Là j’ai été confronté à un autre pays avec une autre mentalité où on nous écoutait, où on pouvait dialoguer normalement. Ce qui n’était pas possible au Luxembourg à cette période. Les écoles étaient ultra strictes, il y avait des punitions, une moralité qui était bigote dans un certain sens».
De quoi l’être humain est-il vraiment capable? Je vois plus de mal que de bien.“
Dans le théâtre, le jeune homme voit le meilleur moyen de s’exprimer. «On m’a parfois fait le reproche de ne pas savoir qui j’étais moi-même. C’est pourquoi je partais tout le temps dans d’autres caractères». Comment a-t-il trouvé la voie du théâtre? «Cela vient sans doute de ce que j’ai eu une enfance ennuyeuse où je me suis enfui dans des univers parallèles. J’avais une grand-mère française de Roubaix qui m’aidait en cela, en me racontant des histoires».
Après ses études, il travaille comme comédien à Heidelberg et Bâle de 1977 à 1980. Puis il revient donner des cours d’art dramatique et de diction au Conservatoire de Luxembourg. Durant cette période il met en scène sa première pièce au Kasemattentheater, «L’ours» de Tchekhov. Un auteur incontournable pour qui s’intéresse au théâtre psychologique et veut mettre en pratique les préceptes de son «père spirituel», l’acteur, metteur en scène et professeur russe Constantin Stanislavski – qui inspirera la méthode de l’Actors Studio de New York.
Le théâtre offre à cette personnalité hypersensible la possibilité de sonder l’être humain ainsi que les grands phénomènes de la vie: la naissance, la mort, l’amour. «Je me suis aussi beaucoup posé la question de ce qui est juste. De quoi l’être humain est-il vraiment capable? Quelles blessures peut-il infliger à l’autre? Je vois plus de mal que de bien».
La voie de l’exigence
En 1985, Charles Muller décroche un poste de professeur à l’école qui l’a formé à Stuttgart. Il y restera 19 ans. 200 comédiens de langue allemande ont suivi les cours de cette personnalité qui assume sa réputation d’exigence voire d’éternelle insatisfaction. «Je ne suis pas commode, oui c’est connu. Je ne me suis jamais satisfait du travail à moitié accompli. Du ‘allez, ça passe comme ça… ’ Je dis non !» Il lui faut la précision au millimètre: «Je l’exige de moi-même et des artistes avec lesquels je travaille».
Aujourd’hui encore, le metteur en scène estime que la scène théâtrale a encore du chemin à parcourir sur la voie de l’excellence: «Le problème de beaucoup de nos comédiens, c’est qu’ils n’ont pas eu d’écoles. J’entends beaucoup de voix pas développées. C’est dommage. Mais quand je dis cela à des gens de 40-45 ans, ils me regardent avec des yeux ahuris». Son tableau n’est toutefois pas complètement noir. «Il y a des talents au Luxembourg. Il faut juste les développer. On a créé des pièces qui auraient joué à guichet fermé à Paris, à Hambourg ou Munich. Il manque les outils pour la diffusion».
Avoir remis les clés du Théâtre d’Esch à Carole Lorang ne signifie pas qu’il se retire. Il va désormais pouvoir se consacrer exclusivement à l’enseignement et à la scène, sans être perturbé par les fausses alarmes qui se déclenchaient au Théâtre et le faisaient sortir de son lit la nuit. On verra début octobre au Théâtre des Capucins à Luxembourg sa mise en scène d’une pièce de Guy Rewenig avec Christiane Rausch et Jean-Paul Maes, «Déi bescht Manéier, aus der Landschaft ze verschwannen». Tout un programme.
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Les trois premiers volets de notre série Carrousel culturel :