Quelque chose ne tourne pas rond dans le secteur de la Culture et il suffisait d’être mercredi à la Banannefabrik pour en faire le constat. Alors que le Plan de développement culturel doit être dévoilé la semaine prochaine, la Theater Federatioun a présenté à la presse ses revendications sectorielles. Le signe qu’il n’y a plus rien à attendre de l’actuel gouvernement et que l’horizon, désormais, c’est les législatives du mois d’octobre.
Ils ont une petite mine, les responsables de la scène théâtrale. Comme chaque année, la fin de la saison est une période difficile à négocier. Au théâtre, on se couche bien après le baisser de rideau et il faut se lever tôt pour faire tourner la boutique ou assurer les répétitions. Autant dire qu’on ne compte pas ses heures supplémentaires, sachant que dans les petites structures, bon nombre de tâches relèvent du bénévolat. Alors bien sûr, il y a la passion du métier. Mais celle-ci a des limites. On finit par se demander à quoi tout cela rime.
Les yeux pétillants de la présidente de la Theater Federatioun, Carole Lorang, ne peuvent masquer ses cernes. Elle est en train de prendre la relève de Charles Muller à la direction du Théâtre d’Esch et a réussi à mener à bien le chantier de la réforme de la Theater Federatioun, qui regroupe désormais les grands et petits théâtres, les centres culturels, les compagnies mais aussi les artistes intermittents ou indépendants qui travaillent pour les arts de la scène. Sa méthode douce opère. En quelques mois, elle en a fait une machine de soft power pour défendre les arts de la scène dans le pays.
Cavalier seul
Quelles sont les chances de la Theater Federatioun de voir ses revendications entendues? Carole Lorang se veut confiante. «Je crois vraiment au dialogue constructif». De nombreux échanges ont eu lieu avec Jo Kox, le chargé de mission pour la rédaction du Plan de développement culturel. Le catalogue de revendications a été présenté en début d’année au ministère de la Culture et aux représentants des différents partis politiques. Mais si l’accueil a été courtois, pour l’heure nul n’a pris position.
Dans ce contexte se pose la question du poids politique de cette initiative. Combien de bataillons dans la Theater Federatioun? Réponse: 22 membres qui font travailler environ 300 professionnels. Encore le flou artistique est-il entretenu. Il faudrait aussi prendre en compte certains employés des communes qui travaillent pour les institutions culturelles, ou encore les sous-traitants, observe-t-on. Mais l’essentiel n’est pas là. «La question est surtout l’impact que nous avons auprès du public, ce qu’apporte la culture», souligne le directeur du Centre de création chorégraphique Trois C-L, Bernard Baumgarten.
C’est tout l’enjeu du débat lancé par les premières Assises culturelles en 2016 et qui doivent déboucher sur le Plan de développement culturel en principe dévoilé les 29 et 30 juin prochains. Or dans ce débat entrent également en ligne de compte les autres disciplines artistiques. Bon nombre de leurs revendications sont communes à celles des arts de la scène, au-delà des spécificités sectorielles. «Nous avons des contacts et il est vrai que, dans une prochaine étape, il serait intéressant de nous regrouper au sein d’une fédération du secteur culturel. Nous aurions plus de poids», reconnaît Carole Lorang.
Cette idée avait été avancée par l’ancien directeur des Rotondes, Robert Garcia, lors des premières Assises. Depuis, le grand rassemblement n’a pas eu lieu. Certains groupements professionnels ont déjà du mal à trouver des personnes prêtes à s’investir pour défendre leurs intérêts sectoriels, sans parler de ceux qui n’ont plus personne, comme les écrivains après la dissolution du Lëtzebuerger Schrëftstellerverband. Mais les lignes ont un peu bougé, ne serait-ce qu’avec la création en avril 2017 de l’Aspro (l’association luxembourgeoise des professionnels du spectacle vivant), laquelle est membre de la Theater Federatioun.
Changement de paradigme
Ce que les professionnels revendiquent: franchir clairement le cap de la professionnalisation de la scène théâtrale. En finir avec les demi-mesures qui épuisent les énergies sans ouvrir de réelles perspectives. «Nous présentons une création à Avignon mais, faute de personnel, nous sommes incapables de prendre en charge dans la foulée l’organisation d’une tournée internationale qui permettrait de valoriser notre travail. C’est du gâchis! », lance la directrice du Théâtre du Centaure, Myriam Muller. L’une des revendications de la fédération est de créer un poste à plein temps dans les petits théâtres pour «permettre de déployer les activités de production, de diffusion et d’accueil du public».
La professionnalisation, ce sont aussi des taux de TVA compétitifs par rapport à ce qui se pratique à l’étranger ou une fiscalité qui n’assomme pas des artistes indépendants aux revenus irréguliers et généralement faibles. C’est encore la possibilité d’avoir accès à de la formation continue dans le cadre de coopérations transfrontalières (l’éventualité d’une coopération avec l’Université n’est curieusement pas évoquée).
Il est intéressant de constater qu’un gros volet du catalogue de revendications concerne le «consolidation du secteur». Il s’agit de mesures qui visent à améliorer l’organisation, l’administration, les finances, le networking, la diffusion nationale et internationale. Aux premières assises de 2016, on avait pourtant entendu dans la salle bon nombre d’artistes déplorer que le gouvernement n’investisse que dans les pierres ou dans les structures, pas assez dans la création.
Les revendications de la Theater Federatioun
Pour consolider le secteur
- Créer un poste à plein temps dans les « petits théâtres »
- Attribuer une aide structurante aux compagnies
- Adapter le régime fiscal pour l’artiste
- Adapter le régime fiscal pour les structures de production et d’accueil
- Ouvrir un bureau d’information et de ressources juridiques
Pour développer le secteur
- Instituer un fonds et un accompagnement pour la création indépendante
- Procurer du temps et des espaces de travail aux équipes artistiques
- Professionnaliser en continu les acteurs culturels et artistiques
- Créer des postes de médiateurs culturels
Les membres de la Theater Federatioun assument sans complexe ce changement de paradigme. «Si l’on veut être professionnel dans l’artistique, on ne peut pas faire l’impasse sur le professionnalisme dans la gestion», insiste Myriam Muller.
Or, force est de constater que beaucoup d’institutions ou de compagnies n’ont pas les moyens d’investir dans ce registre. Un coup d’œil sur les offres «d’emploi» du site culture.lu le souligne. On y trouve des offres de stages ou volontariats en tous genres. Les CDD ou CDI sont l’exception. Une situation perdant-perdant : à la fois pour les jeunes qui n’ont le droit qu’à des emplois sous-payés et précaires, mais aussi pour les structures qui investissent dans la formation de ce personnel à fonds perdus puisque les contrats sont renouvelés tous les six à douze mois.
En fin de compte, pour la Theater Federatioun, l’enjeu n’est pas l’arbitrage entre la création et les structures, mais l’existence ou non d’une volonté politique d’aller au bout de la logique de professionnalisation du secteur culturel.
Carole Lorang joue la diplomatie et reste ouverte à ce qu’il sortira des Assises des 29 et 30 juin prochains. «Nous avons fait notre travail, c’est au gouvernement de montrer qu’il a fait le sien». Le vice-président de la fédération, Nicolas Steil, ne mâche quant à lui pas ses mots et vitupère contre l’absence d’ambition culturelle durant cette législature. «Il faut du courage pour mener une politique culturelle et j’espère qu’après les prochaines élections, ce ministère ne sera pas attribué à la dernière minute». Après des mois de mutisme et de travail en coulisses sur la scène culturelle, les discussions autour du futur plan de développement culturel pourraient finalement être animées.